Cyrano DE BERGERAC
CHEMIN DE FER
160pp - 23,00 €
Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95
Personnage littéraire de la fameuse pièce d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac est aussi un personnage historique : soldat, il est contemporain de Louis XIII et vit le basculement de l’équilibre des pouvoirs en Europe, lorsque l’affaiblissement de l’Espagne consacre la supériorité militaire de la France ; lettré, il fréquente les cercles littéraires parisiens et rencontre peut-être Molière au cours de ses années de formation. La France profite alors de l’œuvre pacificatrice de Henri IV : si la Fronde bat sans doute son plein au moment de l’écriture des États et Empires de la Lune, les guerres de religion appartiennent au passé ; une fois terminé le dernier conflit nobiliaire de notre pays, celui-ci ne vit plus de troubles civils majeurs jusqu’à la Révolution. De Bergerac connaît ainsi un environnement social quelque peu pacifié — à défaut d’être pacifique —, et donc propice à l’expression d’idées nouvelles. Il n’y a de fait rien de surprenant à voir sa fiction lunaire adopter les codes du conte philosophique et de la satire sociale.
Même si l’objet du voyage de Cyrano de Bergerac est un corps céleste, il serait difficile de qualifier son séjour lunaire de science-fiction : le transport se fait dans des conditions guère moins réalistes que celles qu’invoque un Baron de Münchhausen cent trente ans plus tard dans son propre récit spatial. La vraisemblance scientifique n’intéresse en effet pas l’auteur des États et Empires de la Lune : si l’hypothèse initiale — celle d’une nature matérielle de la Lune et de sa position dans le système qu’elle forme avec la Terre — est valable, elle n’est introduite en tant que telle qu’à des fins philosophiques. Libertin (dans l’acception du xviie siècle), de Bergerac formule cette hypothèse à des fins provocatrices : imaginer que « la Lune est un monde […] à qui le nôtre sert de Lune » revient à dénier à la Terre son caractère de spécificité dans l’œuvre de création divine. La démonstration de l’auteur est appuyée par sa description d’une société de sélénites quadrupèdes : à l’absence de spécificité de la Terre dans le concert universel va répondre celle de l’espèce humaine dont le plan d’organisation ne représente en rien un optimum, puisque les habitants de la Lune se révèlent plus anciens et plus avancés que ceux de notre propre monde.
Si le monde lunaire et la société qu’il abrite sont originaux, et même fantastiques — certains personnages relevant d’une réalité transcendante —, ils ne constituent pas pour autant une utopie. Cyrano n’est presque jamais reconnu par ses interlocuteurs sélénites comme un être doué de conscience et de raison : sa bipédie le fait même considérer comme un animal extraordinaire qu’il est bon de garder en cage pour l’amusement des puissants de la Lune ! La société de celle-ci est donc, à sa façon, tout aussi imparfaite que celle de la Terre, puisque la raison n’y règne pas. Une leçon somme toute assez pessimiste qu’administre l’auteur de ce court texte : même les plus avancées des sociétés demeurent soumises aux superstitions — un constat qui reste aujourd’hui on ne peut plus pertinent… Bravo !