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Les critiques de Bifrost

Histoire de Lisey

Histoire de Lisey

Stephen KING
ALBIN MICHEL
22,50 €

Bifrost n° 49

Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49

Le célèbre écrivain Scott Landon est mort. Deux ans après, sa veuve entreprend de ranger les manuscrits et les papiers qui encombrent son bureau. Après vingt-cinq ans de vie commune, elle continue d'entretenir un dialogue avec son mari, dont elle a copié pas mal de tics de langage.

Lisey a peut-être de l'argent, mais sa vie n'est pas simple : elle a quatre sœurs dont l'une, de plus en plus fragile psychologiquement, a besoin de sa présence maintenant qu'elle est frappée d'une nouvelle crise de catatonie. Un professeur d'université qui la harcèle pour récupérer les inédits de Scott Landon a dépêché un malade mental chargé de les récupérer ; celui-ci se fait toujours plus menaçant et il est trop tard pour l'arrêter. N'ayant pas encore totalement achevé son deuil, Lisey craque. Les souvenirs l'envahissent au fur et à mesure qu'elle classe les documents : la tentative d'assassinat de son mari, le récit de son enfance martyre aux côtés de son frère Paul, qui le défendait contre un père manifestement fou, et surtout, le secret de son imagination, la mare aux histoires située dans un lieu hors du temps et de l'espace, où il va pêcher ses idées, voire s'entretenir avec les autres qui le fréquentent ou y végètent, cadavres amenés là ou esprits dérangés que le délire a conduit en ces lieux. Parfois, on n'en revient jamais. Cet endroit inquiétant, dangereux à certaines heures, Lisey s'y est rendue, il y a longtemps, guidée par Scott. Elle doit à présent y retourner seule, pour y récupérer sa sœur égarée ou pour régler son compte à ce malade mental bien décidé à la torturer. Peut-être pour y revoir son mari une dernière fois.

En affrontant les peurs du présent ou les fantômes du passé se dessinent la relation particulière qui unissait le couple et la personnalité de cet écrivain adulé. Ecrire était chez lui un processus thérapeutique le délivrant de sa cauchemardesque enfance. Stephen King reprend là le concept rebattu (et discutable) selon lequel il faut avoir souffert pour être un auteur. Il est douteux cependant de croire qu'on puisse devenir écrivain après avoir vécu l'enfance de Scott Landon : la grandeur de l'œuvre n'est pas proportionnelle aux traumatismes subis. Passons : il faut croire que Scott Landon a eu énormément de chance pour parvenir à sublimer ces horreurs tout au long de sa vie, une chance qui pourrait bien s'appeler Lisey, Babylove comme la surnommait son mari. L'épouse, en apparence effacée derrière la star, se révèle farouche et volontaire, acharnée à défendre les siens et à faire leur bonheur avec une détermination qui force l'admiration. Elle se révèle admirable à tous points de vue et ses passages à vide, ses moments de faiblesse ne la rendent que plus attachante.

D'autant plus que le bonheur qu'elle a distribué autour d'elle résulte d'un combat quotidien contre la folie et ses multiples manifestations : folie de Scott capable de se mutiler pour lui prouver son amour, folie des admirateurs excessifs, folie de sa sœur catatonique, folie des mots et du langage que l'écrivain n'a cessé de tordre jusqu'à bizarrement travestir le quotidien : Cigarette-moi, crapouasse, toufoutu, termes déclinés dans des phrases à la syntaxe malmenée, parasitées par des jeux de mots à deux balles ou crevassées d'éruptions de grossièretés, jusqu'à ce foutu nard, aux sens multiples, exprimant la surprise, qui peut-être plaisante (bon-nard) ou angoissante (traque-nard), le nard-de-sang de l'enfance de Scott présageant généralement quelque indicible cruauté. Saluons au passage le travail de la traductrice qui a cherché dans San Antonio et ailleurs, jusque dans le langage de sa fille, des transpositions françaises acceptables du style de Landon.

Ceci dit, on a du mal à croire que Landon puisse être un grand écrivain à travers l'aperçu qu'on donne de son écriture, un rien puérile (mais Landon a de nombreux côtés gamin) et plutôt artificielle. Mais King n'allait pas élaborer un véritable langage d'auteur juste pour les besoins de l'histoire : il suffit de savoir que Landon est célèbre et particulier dans son expression.

En revanche, il a voulu soigner l'écriture de ce roman, mais le collage un peu brouillon de scènes issues de diverses époques, loin de paraître moderne, désarçonne le lecteur, l'histoire peinant à démarrer. En voulant immédiatement entrer dans l'univers littéraire de Scott Landon et les pensées de Lisey, l'auteur déverse une masse d'infos telle qu'on perd le fil et qu'on peine à identifier les personnages. Le langage distordu de Scott achève de dérouter : il faut dépasser les deux cents premières pages pour que les choses se stabilisent autour d'une intrigue identifiable et que, familiarisé avec l'univers de Lisey, on puisse à son tour entrer dans l'histoire. Passé ce cap, King se révèle excellent.

Avec Misery, Stephen King a délivré les processus d'écriture qui le travaillaient. L'Histoire de Lisey n'est pas un livre sur les sources de la création comme l'affirme le dos de couverture, quand bien même l'intrigue s'articule autour de la mare aux histoires et que les souffrances de l'enfance sont à la base du processus d'écriture, mais c'est un formidable roman d'amour qui témoigne, au passage, de la fusion identitaire des vieux couples ayant en commun manies et façons de penser. L'épouse de l'écrivain se trouve au centre de son existence, elle en est le pivot, l'élément stabilisateur sans lequel l'auteur n'est rien. Et la façon que trouve Stephen King pour révéler cette dimension de l'histoire est tout simplement magnifique. Finalement, en mettant de côté la mare aux histoires, il se pourrait bien que le roman soit malgré tout basé sur les processus de création.

Claude ECKEN

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