Cette nouvelle intégrale de l’Histoire du futur diffère grandement de celle de 2016. Les deux spécialistes français de Heinlein, Ugo Bellagamba et Éric Picholle proposent une chronologie et un nouveau découpage des sections (Les Années folles, La Fausse Aube, Période d’exploitation impériale, Hiatus et Première civilisation humaine), agrémentés d’un paratexte permettant de mieux apprécier l’ampleur de ce chef-d’œuvre de la science-fiction.
Il ne s’agissait pourtant que des débuts de l’auteur, la rédaction s’échelonnant, pour l’essentiel de 1939 à 1950. Comme le précisait déjà R. A. Heinlein dans sa préface de l’époque, supprimée ici selon ses vœux, il ne s’agit pas de prophétie mais d’une histoire du futur entre d’infinité d’autres ; la réalité s’est d’ailleurs très vite chargée de faire mentir certaines projections, parfois naïves, aussi bien dans les sciences que la marche du monde, mais l’actualité a parfois redonné à certains récits une pertinence inattendue. Ainsi, « L’Homme qui vendit la Lune », formidable épopée du visionnaire D. D. Harriman, aux méthodes parfois douteuses mais à l’énergie et à la foi inébranlables pour promouvoir le voyage spatial, redevient plausible depuis que Jeff Bezos et Elon Musk, un fan de Heinlein, ont remis les entreprises privées au goût du jour.
Il n’est pas vraiment utile de détailler l’histoire du futur imaginée ici, ni même les étapes, qui comprennent pourtant une énergie solaire promue (en 1940 !), un coup d’arrêt de la conquête spatiale (durant une période d’obscurantisme religieux) et le premier vaisseau-génération à la population frappée d’amnésie, sinon pour apprécier l’habileté avec laquelle Robert Heinlein intègre aux innovations scientifiques l’ensemble des sciences humaines, du politique au social, sans oublier les impacts psychologiques.
Ce qui frappe est l’attention accordée à tous les maillons de la chaîne, du simple employé au chef d’entreprise et aux modifications de comportement ou aux expressions langagières accompagnant une nouvelle technologie, le tout au service d’une critique sociale, affichant parfois un pragmatisme rugueux mais plein de bon sens. Rien que dans « La Logique de l’Empire » (1941), autour de l’esclavage colonial, il est question de contrats d’exploitation volontaire anticipant l’ubérisation du travail, d’analyse du système économique qui induit cette exploitation, d’avantage dû à la bêtise qu’à la perversité, de dénonciation du journalisme à sensation et de la capacité des sociétés à éliminer leurs défauts : « Avant de s’améliorer, il faudra que la situation empire encore pas mal. » C’est aussi pour cette raison que des visions fausses comme « Les routes doivent rouler » ont gardé leur intérêt : le récit de la contestation sociale prend le pas sur la pertinence du moyen de transport.
On peut parfois trouver Heinlein expéditif et lui reprocher une certaine intransigeance. Exécution ! Tout doit aller vite. Il est vrai qu’il n’accorde que peu d’intérêt aux incapables et met en exergue le courage, la persévérance et l’esprit d’entreprise au service du bien commun. Son héros est un pragmatique pressé et un moraliste convaincu. Il n’a pas de mots assez durs à l’égard des religions ou de tout ce qui entend limiter ou confisquer le savoir. Bien des passages attestent de ses hauteurs de vue comme de son féminisme progressiste, qui met en scène une scientifique (motif de refus d’une nouvelle par Campbell) ou envoie la première femme dans l’espace.
Les récits ne s’embarrassent pas non plus de fioritures. Ils se cantonnent aux scènes essentielles, concluent sans s’attarder une fois le but atteint. Cette sécheresse très efficace sur le plan de l’action cède parfois la place à des envolées lyriques et des récits poétiques. L’émotion l’emporte à la lecture des « Vertes collines de la Terre », de « Requiem » ou de « Oiseau de passage », qui campe avec justesse et sensibilité une adolescente jalouse qui apprend à une supposée rivale à voler sur la Lune.
L’excellente préface de Ugo Bellagamba, en historien du droit et des idées politiques, rappelle la portée de Heinlein dans sa dimension mythique, tandis que Éric Picholle, qui introduit aussi chaque récit, revient en postface sur les aspects plus techniques et historiques de cet ensemble. C’est dire si, avec cette édition patrimoniale, on frôle la perfection.