Connexion

Les critiques de Bifrost

Hitler peignait des roses

Harlan ELLISON
Les HUMANOIDES ASSOCIÉS

Critique parue en janvier 2025 dans Bifrost n° 117

Hitler peignait des roses est le premier des quatre recueils de Harlan Ellison parus en français aux Humanoïdes Associés, à la fin des années 70. Y sont rassemblés quinze nouvelles précédées d’une introduction de l’auteur lui-même, comme il se doit. Dans la préface générique, intitulée « Enfin révélé ! Ce qui a tué les dinosaures ! Et ça n’a pas l’air d’aller très fort pour vous non plus », Ellison développe longuement, sur un ton aussi amusant qu’agressif, et disons même amusant car agressif, la consternation que lui inspire la pratique excessive de la télévision par ses contemporains. Dans des termes qui évoqueront aux lecteurs d’aujourd’hui ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux, Ellison accable un média hypnotique et abrutissant responsable, selon lui, d’une vive dégradation de la capacité à distinguer réalité et illusion. Une inquiétude visionnaire, validée par l’ère de post-vérité dans laquelle nous vivons dorénavant ; que n’avons-nous écouté Ellison ! Pour lui, c’est dans le livre que réside le salut, car le livre oblige à faire œuvre d’imagination pour donner chair à ce que décrit, toujours imparfaitement, l’auteur. Les médias visuels dispensent de cet effort, ils atrophient le muscle de l’ima­gination et instillent le sentiment que tout ce qui est vu est vrai (Ellison aurait hurlé devant les images générées par IA).

Passée cette délicieusement virulente introduction générale, les nouvelles sont chacune précédées d’une introduction particulière qui éclaire le texte à venir. Passionnantes, ces introductions lèvent en partie le voile sur le processus créatif ou son contexte. Elles sont à lire absolument pour entrer dans l’esprit d’Ellison, un esprit auquel il est judicieux de se frotter. Puis, chacun des textes qui les suit est une plongée plus profonde encore dans la psyché d’un auteur excessif, révolté, grande gueule, larger than life, très américain, très citadin, pas toujours réaliste, délirant parfois, et en même temps plein d’une désopilante provocation. Alors que le politiquement correct se prépare à émerger des campus américains, Ellison n’est jamais mièvre, jamais « bienveillant », jamais confit dans l’huile d’une langue terrorisée par elle-même.

Tout n’est pas du même niveau dans Hitler peignait des roses, mais l’ensemble est de fort belle qualité, caractéristique d’un style et d’une approche (une apparente insouciance) qui n’existent plus guère aujourd’hui dans les lettres ; et qu’on ne croit pas l’homme conservateur ou réactionnaire, Ellison est profondément au fait des injustices sociales qui l’environnent, mais il choisit de les traiter toujours par l’ironie et jamais par ce zèle apeuré qui possède tant d’auteurs contemporains que leur propre ombre effraie. Ironique avec le monde et encore plus avec son pro­pre milieu, Ellison est un témoin désabusé du monde, un auteur qui sait être efficace, comme l’est toute cette génération passée par l’écriture de scénario, et également mordant, comme le sont tous ces créateurs qui participent, dans les années 60, à la métamorphose de la culture.

Assez de palabres ! On com­­mence par « Craotoan », une nouvelle sur l’avortement qui vire vite au surréalisme et à l’horreur urbaine — serait-elle publiée aujourd’hui ? Pas sûr. Suit « Collaboration », une fantasy noire qui dit son mépris pour ce milieu de la télévision dans lequel Ellison travailla comme scénariste. « Tuer Bern­stein » est un bégaiement pres­que infini sur fond de clonage. « Mom » est une désopilante histoire de mère juive revenant hanter son fils. « Dans la crainte de K » décrit de manière métaphorique la prison que peut être le couple quand on n’ose pas le quitter — une prison hors du temps qui évoque, dans un autre genre, celle de « Je n’ai pas de bouche et il faut que je crie ». « Hitler peignait des roses » est une tragique histoire d’abus, de vengeance, de préjugés et de rédemption qui prouve que les dieux se rient bien de nous et que la justice est une illusion. « Le Vin est resté débouché trop longtemps et le souvenir s’est éventé » est écrite dans le style du Jack Vance de la Terre mourante ; pas la meilleure, il n’y a de Jack Vance que Jack Vance. « De A à Z dans l’alphabet chocolat » consiste en une énumération. « Les Femmes solitaires sont les outres du temps » vaut pour ce qu’elle dit de la solitude, de la manière dont on utilise les autres, et surtout pour son introduction dans laquelle, plus explicitement que partout ailleurs, il dit son aversion du politiquement correct et de ce qu’on nommerait aujourd’hui l’autocensure progressiste. « Le Messager de Hamelin » aborde le désintérêt de la société pour les plus jeunes comme pour l’environnement dans une réécriture du Joueur de flûte de Hamelin qui pointe la négligence comme source de la violence. « L’Oiseau » est un tour en montagnes russes, une frénésie délirante, une critique acerbe et déjantée du monde des critiques littéraires et, plus globalement, de celui du livre et de sa centration sur les ouvrages stupides destinés à laisser confire dans sa stupidité un lectorat stupide — « L’Oi­seau » n’oublie pas d’être un clin d’œil au nom de plume (!) Cordwainer Bird (!) qu’Ellison utilisa quelques fois, ni d’en être un autre à l’univers des comics. « Voir », un récit d’horreur-SF dont les images évoquent les marchés de corps du Blade Runner de Ridley Scott, et dans lequel tel est pris qui croyait prendre. « Le Boulevard des rêves brisés », un récit court et cryptique sur les survivants de l’Holocauste. « Breuvage d’outre-monde » forme une émouvante histoire SF relativiste, entre psychanalyse et récit de purgatoire. Enfin, « Le Diagnostic du docteur D’arque­Ange » raconte un pacte faustien qui tourne à l’aigre, comme tous ceux de la même eau.

Quinze nouvelles, donc. Rageuses, folles, inventives, à lire.

 

 

Éric JENTILE

Ça vient de paraître

L'Énigme de l'Univers

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 118
PayPlug