Kim Newman n'est pas un inconnu pour les quelques adeptes qui se sont aiguisés les canines sur la série initiée à partir du roman Anno Dracula paru naguère en France dans la hideuse — esthétiquement parlant — collection « Ténèbres » des éditions J'ai Lu. Néanmoins, comme tout le monde n'appartient pas à cette caste baroque de lecteurs que n'effraie pas une illustration dégoulinante et que réjouit la narration des mésaventures de nosferatus assoiffés de sang frais, rappelons que Kim Newman tient sa réputation sous nos longitudes à une suite de trois textes qualifiés de romanesque gothique et dérivée du Dracula de Bram Stoker. Pratiquant une réjouissante intertextualité — certains membres d'une autre caste évoquent même le steampunk —, Newman a malmené dans cette déclinaison textuelle de multiples références fictives et réelles pour le plus grand profit de son œuvre personnelle. Hollywood Blues (The Night Mayor dans la version originale, allusion probable à un film de 1932) qui est son premier roman (il date de 1989), évolue sous d'autres auspices. Le lecteur y retrouve d'une façon assez similaire le procédé décrit ci-dessus. Mais Kim Newman transfère son attention vers un autre médium, celui qui égaie le grand écran — j'ai nommé l'industrie cinématographique incarnée par cette usine à rêves qu'est Hollywood —, usant de l'argument science-fictif de la simulation virtuelle en lieu et place de celui du monde alternatif. En conséquence, Hollywood Blues ne dépare pas dans une collection S-F et l'on peut même lui trouver une filiation avec Simulacron 3 de Daniel F. Galouye, filiation par la main gauche cependant, car la grande source d'inspiration et les références de Newman demeurent avant tout ici le cinéma américain du début des années 1940 et de la fin des années 1950, en gros l'âge d'or du cycle noir américain. Bref, vous l'avez compris, Hollywood Blues est l'exemple parfait du roman hybride proposant un double niveau de lecture.
Au premier niveau, l'intrigue est assez facile à résumer. Nous sommes dans le futur, la Terre est désormais gérée par une conscience artificielle planétaire prénommée Yggdrasil. Pour distraire les citoyens, des rêveurs — des artistes ingénieux — conçoivent les rêves — des simulations informatiques — dans lesquels ceux-ci peuvent s'immerger afin de vivre en direct des aventures méticuleusement scénarisées. Malheureusement, le crime n'a pas été éliminé et Truro Daine, un dangereux maniaque emprisonné à perpétuité dans le centre de détention de Princetown, en Grande-Bretagne, a réussi à s'évader d'une manière singulièrement gênante pour tout le monde : en transférant sa conscience dans le rêve dont il est l'auteur et qu'il a enkysté, à la manière d'un virus, parmi les milliards de fichiers d'Yggdrasil. Deux rêveurs, Tom Tunney et Susan Bishopric, sont dépêchés « in situ », dans le rêve de Daine, donc, afin de l'abattre et de ramener ainsi son esprit dans son corps en cellule. Mais ce rêve est la propriété de Daine. Il y est le Maire de la nuit, le maître absolu, et distribue à sa guise les rôles ou façonne les personnalités et le script. Très fort et particulièrement retors, il s'y terre, masquant son apparence sous les archétypes du film noir et faisant de son rêve le cauchemar de Tunney et de Bishopric. L'intrigue propose ainsi, d'une façon alerte et mouvementée, le schéma classique de l'affrontement entre le Crime et la Justice, affrontement qui suscite idéalement un écho avec l'univers des films noirs auquel Kim Newman ne cesse de se référer pour bâtir le décor de la simulation virtuelle de Daine. La composante science-fictive est légère mais malicieusement utilisée, Newman n'hésitant pas à jouer de quelques thèmes du genre comme il s'amuse des codes du film noir. Cette manière de faire n'est pas sans évoquer, à un degré de dinguerie moindre, quand même, le cocktail décalé développé par Jasper Fforde. Malheureusement, le dénouement abrupt, voire ridicule du roman, viendra tempérer (doucher ?) l'amorce d'enthousiasme jusqu'alors développé.
Au second niveau, Hollywood Blues est un exercice de style qui pratique joyeusement l'intertextualité, si je puis dire, car ici les références sont essentiellement cinématographiques, même si Newman s'autorise un ou deux clins d'œil en passant aux créatures du folklore lovecraftien. En matière de références, le roman est un foutoir exubérant parcouru de fulgurances aussi étonnantes que cette ouverture simple et accrocheuse : « Il était deux heures et demie du matin et il pleuvait. Dans la Ville, il était toujours deux heures et demie du matin et il ne cessait de pleuvoir. » Cette Ville, qui impose d'entrée sa présence, tant visuelle que sonore, constitue l'acteur essentiel du roman. Paradoxalement dotée de davantage d'épaisseur que tout autre personnage, elle focalise l'imagination et participe au décor. Newman est aux petits soins avec elle. Dépeinte en noir et blanc, elle apparaît multiforme et aucune carte n'est capable d'en figer le territoire. Patchwork cosmopolite, elle se compose de fragments issus des univers de divers films noirs américains — bas-fonds crapuleux, Chinatown animée et louche, zone portuaire interlope — et lorgne à l'occasion en direction du Weird et du détail macabre. Théâtre de drames individuels, elle est sillonnée de simulacres cinématographiques numérisés et d'icônes cinégéniques jouant et rejouant leur script éternellement : « Il y a huit millions d'histoires dans la Ville. » Fusillades, courses poursuites automobiles, femmes fatales, pègre menaçante, destin désespéré, la Ville n'est pas avare de personnages secondaires et de situations dramatiques. Néanmoins, à trop vouloir en faire, Newman finit par égarer le lecteur. La multiplication des péripéties et le croisement frénétique des références ne cessent de croître en un maelström démoniaque. Le lion de la MGM affronte Godzilla, les protagonistes se battent à l'épée sur le pont de bateaux pirates en pleine tempête par avatars interposés, tandis que des pygmées en deltaplanes les mitraillent avec des fléchettes. L'action et le rythme des métamorphoses s'accélèrent sans cesse. Newman nous bombarde — concentration maximum — d'impressions audio-visuelles empruntées à son panthéon de cinéphile. Plus le temps de douter. Plus le temps de répondre à cette lancinante question posée à plusieurs reprises : « Tout ce que nous voyons ou paraissons n'est-il qu'un rêve ? » Newman nous assène un ultime affrontement avec retournement au risque de nous abandonner le cœur au bord des lèvres. Et tout cela pourquoi ? Pour arriver, en fin de roman, à cette unique et décevante constatation : tout ça pour ça !
Consolons-nous quand même en nous disant que nous avons passé un moment distrayant. Distrayant, certes, mais pas inoubliable.