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Les critiques de Bifrost

Horizon perdu

James HILTON
TERRE DE BRUME
18,50 €

Critique parue en juillet 2013 dans Bifrost n° 71

Voici quatre-vingt ans, en 1933, paraissait ce roman dans le monde anglo-saxon. C’était avant la Seconde Guerre mondiale, guerre qui a instauré une rupture dans l’histoire, créant un « avant » historique et un « après » contemporain. 1933 est une année charnière, qui vit notamment l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’Adolf Hitler, et on peut la concevoir comme l’année où l’on passe de l’après-guerre de 14 à l’avant-guerre de 40. Ce contexte historique explique non seulement le succès, mais l’importance de ce roman. Ce sont ces conditions très particulières qui créèrent le besoin de Shangri-La.

Inspirée par la tradition bouddhiste de Shambhala, Shangri-La, une lamaserie nichée dans une vallée inconnue des montagnes tibétaines, est avant et plus que tout un refuge pour et peuplé d’Occidentaux. Chang, le Chinois qui accueille les quatre personnages à la lamaserie, parle parfaitement anglais. Nombre de lamas, y compris le Grand Lama, sont Occidentaux. Le bouddhisme n’est pas à sa place à Shangri-La. Les populations locales n’y font figure que de main d’œuvre — ce qui nous rappelle que le roman a été rédigé alors que nous étions encore en pleine période coloniale.

Shangri-La est bien sûr un nom connu du grand public, auquel sont faites d’innombrables références, comme s’il s’agissait d’un lieu réel. Par exemple, les Kinks ont sur leur album Arthur or the Decline and Fall of the British Empire une chanson intitulée « Shangri-La » ; les Stone Temple Pilots ont appelé leur quatrième album Shangri-La De Da… C’est le propre du mythe que d’être une fiction qui existe avec autant, sinon davantage, de force que la réalité, en étant chargé d’énergie symbolique. En 1933, l’Occident a besoin de Shangri-La, d’un refuge pour les temps troublés qui s’annoncent… Les littératures de l’imaginaire ont décliné Shangri-La sous de multiples avatars. Mike Moorcock l’a fait avec Tanelorn, cité où trouvent parfois refuge diverses incarnations de l’Eternel Champion, trop las, à l’instar de Conway, pour s’affronter encore dans un monde en proie à un chaos que l’on sent poindre dans le roman de James Hilton. La Livérion de Serge Lehman en est une autre déclinaison. Shangri-La est un endroit hors du temps, où ce dernier, justement, semble suspendu, et où donc la mort peut être tenue en échec. Tout le monde ne saurait aller à Shangri-La, car un mythe enfoui dans les limbes du passé ne peut persister que nimbé de mystère. Si, à l’instar de miss Brinklow ou de Barnard, on peut y parvenir par hasard, on peut aussi se découvrir une bonne raison d’y rester.

Brian Stableford, le préfacier, nous dit qu’ « Horizon perdu n’est qu’une longue étude de caractère, une analyse de l’état existentiel de Hugh Conway. Celui-ci a la réputation d’être un homme courageux bien que son imperturbabilité dans les moments de crise ne soit qu’une manifestation de l’anesthésie spirituelle qui l’affecte depuis la Grande Guerre. » (p. 9) En cela, il est le portrait craché d’Elric, qui, comme Conway, se voit comme quelqu’un qui ne fait plus vraiment partie d’un monde lui apparaissant privé de sens. Stableford nous dit encore (p. 6) qu’ « Horizon perdu  est une œuvre opportune en réaction contre la Grande Dépression, la montée du fascisme en Europe et l’idée terrifiante que la Grande Guerre allait bientôt recommencer », et que, par les temps qui courent, le mythe de Shangri-La redevient opportun…

Enfin, il apparaît clairement que la manière dont James Hilton a écrit son roman a largement contribué à sa réception mythique. L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Ainsi, le narrateur à la première personne, bien qu’il ne soit pas Hilton, reçoit du romancier Rutherford le récit de Conway, qu’il a couché sur papier. Cette construction permet au lecteur qui le souhaite de croire que le roman de Hilton contient un récit véridique d’aventures vécues par Conway, et facilite ainsi le passage de Shangri-La de la littérature à sa réalité mythique.

Pour excentrique qu’il soit, Horizon perdu n’est pas de ces récits torrentiels dont la lecture vous emporte. D’une part, c’est une étude du caractère de Conway ; d’autre part, Shangri-La est l’endroit paisible par excellence, lieu où il ne se passe tellement rien que le temps même y suspend son vol. Un lieu de bonheur hors du monde, certes, mais il est connu que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Si Conway finit par en avoir une, et c’est là tout son drame, c’est qu’il ne sait pas quel monde choisir…

Horizon perdu est un livre important pour la culture occidentale, qu’il faut avoir lu.

Jean-Pierre LION

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