William GIBSON
AU DIABLE VAUVERT
494pp - 23,00 €
Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96
[Critique commune à Identification des schémas, Code Source et Histoire Zéro.]
Début XXIe siècle, William Gibson laisse l’avenir derrière lui. La technologie de pointe, celle qui avait contribué à son succès, passe à l’arrière-plan. Terminé le cyberpunk. En publiant Identification des schémas, Gibson a surpris, voire déçu une partie de ses lecteurs. Sa « trilogie Blue Ant », publiée entre 2003 à 2010, s’ancre dans un présent – fantasmé, certes — bien éloigné du clinquant technophile. Ici, le romancier se concentre sur la mode, l’art. Les ordinateurs et autres babioles technologiques sont présents sous formes de vieilles machines démodées, collectionnées, voire transformées en créations artistiques. Ils sont remplacés par des vêtements, meubles, bâtiments, logos, marques de la vie quotidienne. En revanche, les grandes multinationales sont toujours là, à commencer par celle qui donne son nom au triptyque : Blue Ant, compagnie de publicité peu connue du grand public, aux contours flous mais au pouvoir tentaculaire inversement proportionnel à sa célébrité, dirigée par Hubertus Bigend, son fondateur. Pour ce Belge au sourire carnassier, il faut rester discret : être comme un trou noir. Même s’il n’hésite pas à revêtir une veste d’un bleu Klein repérable à cent mètres, car aucun ordinateur ne peut reproduire cette couleur. Ce « Tom Cruise belge nourri de sang de vierge et de truffes au chocolat » est au centre du jeu d’Identification des schémas ; il apparaît discrètement dans Code source et redevient une figure capitale d’ Histoire Zéro, sans toutefois en être le personnage central. Toujours à la recherche d’un secret, d’une information, Bigend demeure difficilement cernable, même après lecture des trois romans. Une chose reste sûre : quand un projet l’intéresse, il ne lésine pas sur les moyens. Il semble même avoir à sa disposition une cohorte infinie de factotums dévoués et d’une rare efficacité à le satisfaire, à dénicher ce qu’il recherche. Ainsi rappelle-t-il Herr Josef Virek dans Comte Zéro, incroyablement riche, lui aussi, et en quête d’objets mystérieux liés à l’art. Un postulat ici décliné dans toute la trilogie : la quête, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art, d’un vêtement rare, d’un procédé publicitaire initiée par le mystérieux Hubertus Bigend.
Les personnages principaux de « Blue Ant » sont cependant deux femmes, engagées par ce patron aux motivations impénétrables : Cayce Pollard dans Identification des schémas ; Hollis Henry dans Code source et Histoire Zéro. La première (dont le prénom rappelle forcément le Case de Neuromancien) est une jeune femme pleine de névroses : elle ne peut porter aucun logo sur elle, aucune marque, sous peine de devoir se réciter des mantras afin de se calmer. Paradoxalement, elle ressent l’effet d’un nouveau produit sur le plus grand nombre, sur les masses. Elle sait s’il va plaire, si l’objet va se vendre, si le logo va être efficace, si l’entreprise va accroître son influence – talent qui fait d’elle une personne des plus recherchées. Au début du récit, Cayce travaille pour Blue Ant afin de tester un logo. Bien vite, Bigend lui propose une autre mission : découvrir le créateur du Film, une œuvre découpée en extraits dont des fragments apparaissent régulièrement sur le web, pour la plus grande joie de ses nombreux admirateurs – dont Cayce, très active sur les forums consacrés à cette œuvre d’art, vrai phénomène sur la scène underground. Sous l’impulsion de Bigend, elle va devoir sortir de ce rôle bien établi de consultante émérite et se mettre en danger, pénétrer un monde inconnu aux parfums nostalgiques de guerre froide, riche d’espions et d’oligarques russes.
La deuxième protagoniste de la trilogie est Hollis, ex-chanteuse de Curfew, un groupe de rock ayant splitté des années plus tôt, et dont le souvenir lui revient régulièrement à la figure au détour d’une rencontre, d’une sonnerie de portable, d’une publicité utilisant un de leurs titres – et des allusions au groupe, que tout le monde semble avoir adoré. Désormais, Hollis écrit des articles en free lance, surtout dans le domaine de l’art. Dans Code source, elle part en quête, pour le compte de la revue Node (pilotée en sous-main par Hubertus Bigend), d’œuvres réalisées en réalité augmentée, le locative art. Des œuvres virtuelles qu’on ne peut découvrir qu’en des lieux précis repérés par coordonnées GPS. Nous sommes cependant en 2007, il faut des lunettes peu pratiques pour les visualiser. Et surtout un informaticien, si possible génial. Un geek qui collabore aussi à d’autres plans moins légaux, et va peu à peu mêler Hollis à une intrigue digne de films d’espionnage dont le nœud est un container d’apparence banale et au contenu mystérieux…
Hollis revient dans Histoire Zéro, et cette fois-ci les barbouzes semblent être retournées dans leur passé : l’ex-chanteuse doit désormais découvrir le mystérieux et génial créateur d’une ligne de vêtements. Bigend, dépassé par le caractère viral de cette marque qui n’en est pas vraiment une, veut comprendre le système et offre à Hollis des moyens illimités pour identifier l’origine du phénomène. L’occasion pour le lecteur de retrouver certains personnages des deux précédents romans, dont Cayce, qui fait une apparition remarquée, aussi brève soit-elle.
Deux héroïnes, donc, qui se laissent entrainer dans des aventures dont elles ne comprennent, au début, ni les tenants ni les aboutissants. Ingénues plongées dans un monde réel et dur, elles subissent. Cayce et Hollis, poussées par l’intérêt ou la nécessité, de fil en aiguille, en viennent à s’impliquer dans ces histoires d’espionnage, d’argent, d’influence, sans vraiment prendre le temps de réfléchir aux conséquences de leurs actes, dans un perpétuel décalage avec le monde qui les entoure. Dès les premières pages d’Identification des schémas, Cayce parle de monde-miroir, regrette son âme sœur abandonnée. Elle et Holly sont attachantes, mais suscitent l’agacement par leur manque de volonté propre, leur dimension d’inadaptées. S’il leur arrive de prendre des décisions, elles suivent surtout le mouvement, guidées par les désirs des autres ou les circonstances. Mais les chapitres avançant, elles mûrissent, prennent leur autonomie, se trouvent des alliés, s’émancipent. Jusqu’à envisager de se retourner contre leur « créateur ».
Et c’est tant mieux, car l’univers décrit par Gibson est dur et violent malgré des apparences feutrées, luxueuses. En arrière-plan, dans les trois volumes de cette trilogie, plane le spectre du 11 Septembre… Cayce Pollard l’a vécu, profondément, dans sa chair – son père y a disparu, sans que son corps ne soit jamais retrouvé. Un traumatisme qu’elle revit sans cesse, qui l’empêche d’avancer. Cet attentat initiateur est au contraire un moteur pour l’un des barbouzes de Code source, qui semble y avoir trouvé sa motivation : lutter contre « l’axe du mal ». Pour un résultat identique : lui aussi tourne en rond dans cette tragédie et vit dans l’ombre des tours. Enfin, le temps faisant son œuvre, Histoire Zéro voit ce jour funeste perdre en prégnance et rester à l’arrière-plan.
Roman post’ 11 Septembre, Identification des schémas puise aussi à des sources plus anciennes : celles du « bon vieux temps » de la guerre froide, en l’occurrence, période plus rassurante car désormais digérée par l’histoire et l’inconscient collectif. Ainsi, le vieil espion auquel Cayce fait appel afin d’identifier un oligarque russe, personnage digne d’un ancien film de James Bond, sur le retour, vivant dans une caravane pourrie aux abords d’une zone militaire. Ce refuge dans un passé fantasmé est encore plus net dans Code source, où l’on se croirait revenu en pleine guerre froide (ici, le titre VO, Spook Country, apparaît plus éloquent). Un changement de ton, de genre même, qu’on retrouve jusque dans le rythme du roman, plus rapide que celui des deux autres : les chapitres sont bien plus courts (deux-trois pages), moins contemplatifs, et les protagonistes plus nombreux. Les points de vue aussi : trois contre un seul dans Identification des schémas et deux dans Histoire Zéro. On suit Hollis, bien entendu, mais également Milgrim, camé doué pour les langues slaves et le volapük (le langage des « méchants »), et enfin Tito, jeune Sino-cubain dont la vie est organisée au millimètre par des règles précises, guidé par des dieux qui semblent lui conférer un pouvoir sur l’espace (on repense au cyberespace mêlé au vaudou haïtien de Mona Lisa s’éclate), et dont le seul but est d’obéir aux ordres de sa « famille ». Certains personnages parlent russe et ils manient des armes venues de l’Est ; tel « policier » est une caricature de patriote américain prêt à tout pour vaincre l’ennemi étranger. Bref, on évolue en plein dans les années d’après-guerre – une dimension narrative qui disparaît quasiment d’ Histoire Zéro.
Cependant, malgré ce saut dans le temps à l’envers, la technologie moderne n’a pas tout à fait disparu dans ces ouvrages. Voitures futuristes, appareils à la pointe de la modernité sont encore là, mais insérés dans le décor, de façon quasi normale. Le locative art et la recherche du container de Code source en sont le symptôme le plus frappant. Réel et virtuel se mélangent sans cesse : comme si, même dans l’univers concret, nous avions tous notre place notée sous forme de coordonnées GPS. Le futur de Neuromancien nous a rattrapés. Nous sommes ancrés dans le virtuel. Le virtuel est ancré dans notre réel.
Enfin, autre figure importante dans l’œuvre de William Gibson, et en particulier dans cette trilogie, le décor. L’auteur prend un plaisir certain à décrire les lieux, les pièces, le mobilier et, surtout, les vêtements : les marques se succèdent, les commentaires stylistiques se mêlent aux dégoûts ou coups de foudre vécus par les protagonistes devant cet étalage de luxe. Dispersées au fil des pages, ces petites touches créent une atmosphère d’attente, mais aussi d’éveil, d’attention portée aux détails nous entourant, semblent donner vie à un décor souvent ignoré qui acquiert ici comme une vie propre, entrant en interaction avec ses occupants. Autant de détails qui nourrissent la caractérisation, la compréhension des personnages et leurs motivations. Les goûts affichés leur confèrent une plus grande profondeur, une plus grande densité, tout en constituant un reflet de ce monde d’apparences qui est le nôtre : on juge à travers un style vestimentaire, une démarche, l’intérieur d’un appartement, l’emplacement d’une maison…
La « trilogie Blue Ant » est traversée par les tropes et obsessions désormais bien connus de Gibson : la force de l’art comme moteur, la puissance des multinationales et de leurs dirigeants aux buts pas toujours clairs, une jeune femme engagée pour découvrir un Graal, la puissance des objets, l’intrication de plus en plus forte du réel et du virtuel. Auxquels on ajoutera une certaine nostalgie pour un monde désuet, suranné, un recul amusé face au monde qui est le nôtre, le tout constituant un ensemble plus cohérent qu’il n’y paraît de prime abord, un voyage somme toute agréable où il est aisé de se laisser porter, à l’image de Cayce et Hollis, au gré des aventures.