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Les critiques de Bifrost

I.G.H.

James Graham BALLARD
POCKET
224pp - 7,00 €

Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59

« Plus tard, installé sur son balcon pour manger le chien, le Dr Robert Laing réfléchit aux événements insolites qui s’étaient déroulés à l’intérieur de la gigantesque tour d’habitation au cours des trois derniers mois. Maintenant que les choses avaient repris leur cours normal, il constatait avec surprise l’absence d’un début manifeste, d’un seuil précis au-delà duquel leurs existences avaient pénétré dans une dimension nettement plus inquiétante. »

Les premières lignes d’I.G.H. (pour Immeuble à Grande Hauteur) affirment le désastre : ne reste à en connaître que sa mécanique, son architecture. Anthony Royal, concepteur de l’immeuble perché dans son appartement en terrasse, Richard Wilder, ancien rugbyman professionnel et producteur de télévision désireux de réaliser un documentaire sur la tour, et Robert Laing, nouveau titulaire de la chaire de physiologie de la faculté de médecine, détaché et rationnel, en sont les témoins et acteurs privilégiés.

Cependant, le personnage principal d’I.G.H. est l’immeuble lui-même : une véritable petite ville, avec piscine et supermarché, un environnement conçu moins pour être habité que pour organiser « l’absence de l’homme », qui atteint sa masse critique de mille appartements occupés et se transforme ainsi en cul-de-sac vertical, espace confiné où va se déchaîner la violence. L’homogénéité sociale relative de ses habitants se fissure, laisse place à une guerre des clans entre bourgeoisie des hauteurs et classe moyenne supérieure des étages bas, dégénère en guerre, domestique plus que civile — guérilla des cages d’escalier et des vide-ordures — jusqu’à ce qu’il ne reste que des individus sauvages, retournés à un état de nature artificiel où règne la guerre de tous contre tous.

L’ascension de Robert Laing décrit ainsi l’accomplissement du désastre : comme souvent chez Ballard, le protagoniste principal va lentement se rendre aux raisons de la situation, oublier tout sentiment d’étrangeté, toute velléité moralisatrice, pour s’identifier pleinement à son processus. Mais, si les lentes apocalypses s’appuyaient sur une transformation radicale des conditions de vie, de l’écologie de ses personnages, venue de l’extérieur, si dans Crash ! et L’Ile de béton, la rupture avec la normalité nécessitait encore un événement qui vienne rompre sans retour possible le cours normal des choses, I.G.H. préfigure le Ballard de Super-Cannes ou Millenium People : ici, le paysage technologique, la structure sociale abstraite qu’il décrit et construit, permettent seuls l’irruption de la catastrophe — la façon même dont nous avons façonné notre présent reconfigure notre « espace intérieur », qu’il soit lui-même la forme imprimée inconsciemment, la condition de possibilité de cette architecture du désastre ou sa conséquence, l’expression de nos pulsions latentes.

Ballard nous rappelle ainsi que si vivre ensemble se réduit souvent à cohabiter, immunisés aux autres par des dispositifs de sécurité omniprésents, ces moyens de nous tenir en respect contiennent les prémisses de leur propre destruction — il cartographie les instincts tapis sous le ronronnement de nos sociétés pacifiées et policées : I.G.H., trente-cinq ans après sa publication, nous est toujours intimement contemporain.

Jacques MUCCHIELLI

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