Il est parmi nous est-il le chef-d'œuvre maudit de Norman Spinrad ? Ecrit il y a près de quinze ans, entre En Direct et Bleue comme une orange, ce roman n'a pas trouvé preneur aux Etats-Unis et n'a connu qu'une modeste carrière via Internet. Qu'un écrivain de la stature de Spinrad ne soit pas parvenu à vendre un tel projet en dit long sur l'état de l'édition américaine aujourd'hui. Raison de plus pour saluer cette parution française chez Fayard, même si l'on se serait volontiers passé du nombre effarant de coquilles qui parsèment ce texte.
Il est parmi nous est centré sur un personnage énigmatique, Ralf, un comédien de stand-up prétendant venir du futur, plus précisément d'un monde agonisant, où les derniers représentants de l'espèce humaine vivent terrés dans d'anciens centres commerciaux pour échapper aux conditions climatiques cataclysmiques qui sévissent sur tout le globe. S'agit-il d'un simple rôle, est-il vraiment un voyageur temporel chargé de prévenir notre monde du désastre en préparation, ou juste un de ces cinglés dont les médias raffolent tant ? « Si Ralf avait été le personnage d'un de ses romans, il aurait eu besoin d'une bonne réécriture. » C'est ce que Spinrad ne va cesser de faire tout au long des 700 pages de ce livre.
Ralf nous apparaît à travers le regard de trois personnages : Texas Jimmy Balaban, l'agent qui le découvre sur la scène d'un cabaret de troisième ordre et va en faire l'animateur d'un talk-show guère plus glorieux, « Le Monde selon Ralf » ; Dexter D. Lampkin, écrivain de science-fiction dont les ambitions littéraires n'ont guère trouvé d'écho auprès du grand public ; et Amanda Robin, actrice dilettante et conseillère en communication tendance new age. Tous trois vont à leur manière façonner Ralf, sa personnalité, et la perception qu'auront de lui les spectateurs de son émission.
Il est parmi nous est moins un roman de science-fiction qu'un roman sur la science-fiction. Spinrad y analyse en détail son impact sur la culture américaine, la manière dont certains de ses thèmes ou des images qu'elle suscite peuvent durablement marquer l'imaginaire collectif. Une vulgarisation qui ne peut se faire que par le biais d'un plus petit dénominateur commun, en l'occurrence un talk-show racoleur de deuxième partie de soirée, et qui nécessitera de la part de ses instigateurs d'avaler un nombre considérable de couleuvres. Les protagonistes de ce récit devront sans cesse naviguer entre compromissions honteuses, tentations bassement mercantiles, et l'espoir sincère de changer un tant soit peu le monde.
Symboles d'une telle réussite, Norman Spinrad dédie son roman à deux figures marquantes, chacune à leur façon, de la culture contemporaine : Timothy Leary et Gene Roddenberry. Un troisième nom est régulièrement cité, celui de L. Ron Hubbard, créateur de la Dianétique et de l'Eglise de Scientologie. Il est ce que la science-fiction a de pire à offrir au monde, et marque pour l'entourage de Ralf la limite à ne pas franchir. Tous sont conscients d'être en permanence sur le fil du rasoir, et que du prophète pour rire gentiment timbré au messie autoproclamé, il n'y a guère qu'un petit pas dans le vide…
Et puis il y a le fandom. Norman Spinrad nous donne une description aussi peu ragoûtante que drôle de ce petit peuple de la S-F, arpentant les couloirs des conventions, épée de plastique à la main et bourrelets au vent pour les uns, engoncés dans des uniformes de trekkies trop justes pour contenir leurs formes disgracieuses pour les autres. J'ignore à quel point le portrait est fidèle, n'ayant fréquenté que les conventions de science-fiction française (dont les membres peuvent s'enorgueillir de la sveltesse de leur silhouette et d'une sobriété vestimentaire irréprochable), il n'est en tout cas guère flatteur. Malgré tout, le dézingage n'a rien de gratuit, et Spinrad reconnaît volontiers au fandom un rôle majeur dans la diffusion des idées de la science-fiction auprès du grand public, pour le pire comme pour le meilleur.
En parallèle à l'histoire de Ralf, Spinrad met également en scène celle de Foxy Loxy, jeune femme un peu paumée qui va sombrer dans la drogue et connaître une descente aux enfers particulièrement éprouvante, pour le lecteur comme pour elle (on saluera au passage le travail des traducteurs sur ces séquences où l'écriture se détériore en même temps que la santé physique et mentale du personnage, un exercice casse-gueule dont ils se tirent remarquablement bien). Longtemps sans liens avec l'autre partie du roman, le destin de Loxy va finir par rejoindre celui de Ralf, dans un final où la tension ne cesse de croître au fil des pages.
Dans le même temps, et assez paradoxalement, il se dégage des derniers chapitres d'Il est parmi nous un enthousiasme qui va lui aussi crescendo et donne à voir un Norman Spinrad au sommet de son art. Le roman souffre sans doute de certaines longueurs, mais les quelques réserves qu'on pourrait avoir à son égard sont balayées par une conclusion aussi magistrale qu'exaltante, où le romancier déjoue tous les lieux communs propres à une telle situation, tout en nouant les fils de ses nombreuses interrogations de la plus belle des manières. Au sein d'une bibliographie comptant un nombre respectable de classiques de la science-fiction, il n'est peut-être pas exagéré de considérer Il est parmi nous comme l'œuvre majeure de son auteur.