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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80

C’est sous des auspices littéraires des plus prometteurs que les éditions Scylla, bourgeon de la librairie parisienne du même nom, inaugurent leur catalogue. En publiant Il faudrait pour grandir oublier la frontière, une novella inédite de Sébastien Juillard, Scylla témoigne d’une audace éditoriale certaine. Il s’agit en effet du premier livre d’un jeune auteur n’ayant publié jusque-là que quelques nouvelles en revues, dont « La Cigarette », un texte désormais téléchargeable sur le site de Scylla. Comme en réponse à l’élégance du titre de la novella, Scylla a élaboré pour Il faudrait pour grandir oublier la frontière un livre à la facture soignée. L’objet est beau, inspiré par la démarche bibliophile de Dystopia dont Xavier Vernet, le fondateur de Scylla, est aussi l’un des responsables. Elégante, cette novella l’est encore dans son écriture, témoignant — et c’est là le plus important — de la qualité des choix éditoriaux de Scylla. Il faudrait pour grandir oublier la frontière se distingue en effet par d’évidentes qualités stylistiques dont témoignait déjà « La Cigarette ». Comme dans cette nouvelle, on retrouve une prose dont la rigoureuse précision est traversée d’échappées poétiques. Sans doute cette écriture, très travaillée, peut-elle encore gagner en émotion, et certaines des images convoquées sont-elles un peu convenues. Mais ces quelques imperfections demeurent ponctuelles, et ne nuisent pas au plaisir procuré par ce récit d’anticipation géopolitique. Il reprend le cadre fictionnel de « La Cigarette », ainsi que son héroïne, Keren Natanel, soldate de Tsahal officiant dans la Bande de Gaza au milieu du XXIe siècle. Dans ce futur proche, le conflit entre Israéliens et Gazaouis est enfin arrivé à son terme. L’épuisement militaire du Hamas, de même que la montée en puissance dans le territoire palestinien de partisans d’une entente avec l’Etat hébreu, comme Marwan Rahmani, autre héros de la novella, ont précipité la fin des hostilités. Mieux encore, l’ONU a déployé ses troupes dans le territoire palestinien aussi bien pour y maintenir la paix que pour en favoriser le développement. Parmi les Casques bleus dépêchés, figure notamment la lieutenante Natanel, enseignant l’hébreu aux Gazaouies désireuses d’émigrer en Israël. Seule une poignée de djihadistes refuse de rendre les armes, dont Bassem — dernière figure du trio autour duquel s’organise la novella —, autrefois compagnon d’armes de Rahmani. Comme celle de tous les combattants qui n’ont plus rien à perdre, sa capacité de nuisance demeure bien réelle… Non seulement beau, le titre de cette novella est aussi programmatique. L’hypothèse géopolitique forgée par Sébastien Juillard lui permet de développer une pertinente réflexion sur la frontière. Et, plus précisément, de démontrer l’artificialité de ce qui n’est, fondamentalement, qu’une construction mentale et politique. Ou bien, comme l’auteur le fait dire à Rahmani : « On ne fait que tracer des frontières sur ce monde et qui se prolongent jusque dans l’homme, pour délimiter des choses qu’on ne peut délimiter. » La démonstration passe, bien évidemment, par la fiction politique. Celle-ci dessine avec conviction l’effacement de la frontière israélo-gazaouie, phénomène difficilement imaginable dans notre réalité contemporaine. La dimension science-fictionnelle du texte joue aussi un rôle clef dans l’affirmation de l’inanité de la frontière. Les innovations technologiques émaillant la novella sont autant de moyens d’abolir des limites semblant là encore infranchissables : celle entre l’homme et la machine, ou bien encore celle séparant les vivants des morts… Prenant la suite d’auteurs tels que Robert Silverberg (Roma Aeterna) et Norman Spinrad (Oussama), scrutant la question moyen-orientale par le prisme des littératures de l’Imaginaire, Sébastien Juillard compose donc avec Il faudrait pour grandir oublier la frontière une géopolitique-fiction aussi belle que convaincante.

Pierre CHARREL

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