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Les critiques de Bifrost

Critique parue en janvier 2004 dans Bifrost n° 33

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Simmons est attendu au tournant avec Ilium, premier opus d'un diptyque dont la séquelle s'intitule tout naturellement Olympos. On n'est pas responsable du carton éditorial que l'on sait avec Hypérion sans en assumer les conséquences. Fera mieux ? Fera pas mieux ?

Écrivain talentueux et polymorphe, Dan Simmons a eu l'intelligence de laisser filer quelques années entre son cycle fétiche et son retour à la S-F. Les amateurs de polar ont pu en lire un ou deux (médiocres, admettons-le), et Simmons s'est même offert le luxe d'écrire son propre hommage à Hemingway avec Les Forbans de Cuba, roman qui mettait en scène le vieux maître lui-même, très occupé à chasser les éventuels sous-marins nazis hantant les fonds du Golfe du Mexique.

En France, on redécouvrait chez Folio « SF » les excellentes nouvelles composant Le Styx coule à l'envers (dont la dernière, « À la recherche de Kelly Dahl », confine tout simplement au chef-d'œuvre), et l'édition définitive en « Lunes d'encre » (Denoël) de L'Échiquier du mal, texte fantastique traditionnel du plus bel effet.

Avec Ilium, prévu en 2004 chez Laffont, Simmons confirme qu'il est un grand raconteur d'histoires, mais se perd parfois en chemin en confrontant des éléments trop disparates pour être véritablement crédibles.

Au départ, il y a cette folle idée : reprendre le thème de l'Iliade et le décliner à la sauce S-F. En parallèle, on trouve les interrogations de l'auteur sur l'évolution humaine à très (mais alors très) long terme. La prospective de l'auteur rappelle celle d'Hypérion (notamment le principe des « faxnods », calqués sur les « farcasters », qui permet de se rendre d'un lieu à l'autre instantanément, et qui n'est pas non plus sans conséquences funestes), mais développe également des thèmes qu'on avait déjà pu voir chez Sterling (cf. Schismatrice + en Folio « SF ») ou, plus récemment, l'Écossais Ken MacLeod (La Division Cassini en J'ai Lu « Millénaires »). Ainsi, Simmons décrit une histoire « possible » étalée sur quelques dizaines de siècles. L'âge perdu que nous vivons aujourd'hui, l'avènement des post-humains qui trafiquent un peu trop l'ADN (chouette, repeuplons donc la terre de dinosaures) et la manipulation quantique de trous de vers. Badabling ! il fallait bien que ça foire quelque part, et voilà nos post-humains qui quittent la Terre pour s'installer en orbite dans des anneaux confortables, avant de foutre définitivement le camp on ne sait où. En parallèle, les intelligences artificielles semi organiques (baptisées Moravecs) disséminées sur les lunes de Jupiter ont eu le temps d'évoluer à part, formant une société agréable et industrieuse, forte de quelques membres dont les banques de données regorgent de documents sur ces bons vieux humains dont ils n'ont plus franchement de nouvelles. Enfin, si la terre n'est pas dépeuplée complètement, on ne trouve plus que quelques dizaines de milliers d'humains « traditionnels », mais tellement bourrés de nanotechnologies diverses et variées qu'ils en ont oublié l'écriture, et plus généralement Histoire, Technique, Géographie et, bien entendu, Révolte. Ils vivent d'ailleurs sous la bienveillante surveillance des Voynix, bestioles métalliques à mi-chemin entre la sentinelle et le serviteur, manifestement extraterrestres, dont l'origine exacte n'est pas claire. Bref, difficile d'inclure en plus un panthéon grec au complet, installé sur le mont Olympe, mais sur une Mars terraformée et non sur la Terre (il existe bel et bien un gigantesque volcan sur Mars judicieusement nommée Olympe, que voulez-vous, c'est comme ça). Vous suivez ?

Reprenons.

Simmons sait raconter une histoire et distille savamment un récit à trois voix, alternant les chapitres au moment culminant. Le procédé n'est pas vraiment nouveau, mais il a le mérite de tenir le lecteur en haleine et d'être efficace. Pour le reste, résumer Ilium est un exercice douteux que l'on tentera ici avec beaucoup de difficultés. Ilium commence donc lors du siège de Troie, alors que la guerre s'enlise depuis neuf ans et que l'entrée d'Achille dans la bataille précipitera la mort d'Hector et la prise de la ville. Goguenards, suprêmes d'arrogance et de mépris, les dieux grecs se livrent au délicat jeu d'échec par humains interposés (qui se soucie du sang des mortels ?), tout en pratiquant leurs sports favoris : intrigues, coups bas et trahisons formant l'ordinaire d'une vie immortelle de dieu moyen. La surprise, c'est que ces braves gens sont décrits avec humour et minutie. Leur présence et leurs dialogues sont incroyablement crédibles, et Simmons en profite pour casser le mythe en nous exposant sans pudeur les moyens techniques qui les font justement passer pour des dieux auprès de ces pauvres humains ignorants (téléportation quantique, chariots tirés par des chevaux holographiques, champs de force, nanotechnologie etc.). Leurs frasques sont vues à travers les yeux de Thomas Hockenberry, érudit spécialiste d'Homère de la fin du XXe siècle, ressuscité (re-créé ?) par Zeus en personne et doté de moyens hallucinants (morphing, téléportation) pour observer le siège de la ville et vérifier que l'Histoire correspond bien à celle raconté plus tard par Homère. Oui, l'Olympe est sur Mars, et re-oui, Hockenberry fait régulièrement l'aller-retour entre la Terre et la planète rouge (via la téléportation quantique, on le saura), mais ça n'est pas dérangeant, tant cette partie d'Ilium est réussie. On suit avec intérêt le dégoût croissant d'Hockenberry à l'égard de ces saloperies d'immortels obscènes, puis sa révolte et son combat. Les scènes de bataille entre achéens et troyens sont littéralement hallucinantes, pleines de bruit et de fureur, très éloignées des habituelles descriptions glorieuses de la guerre. On y est, ça saigne, ça pue, ça meurt et c'est sale, autant le savoir…

En parallèle, Simmons raconte la lente prise de conscience des Moravecs à l'égard de la situation martienne. En gros, on se rend compte que la planète a été terraformée en un temps record (à peine quelques dizaines de milliers d'années), et que les relevés scientifiques attestent d'une anormale quantité de bordel quantique autour du mont Olympe. Il est donc grand temps d'y envoyer une petite expédition, histoire de découvrir de quoi il retourne. C'est la deuxième très grande réussite d'Ilium : rendre avec humour et humanité les interrogations des deux Moravecs échoués sur Mars (après le très bref échec de leur mission), l'un éclopé à mort et l'autre à peu près entier. Leurs dialogues sur Proust et Shakespeare valent à eux seuls le détour, et Simmons prend manifestement beaucoup de plaisir à décrire ces deux personnages sympathiques et essentiels.

Malheureusement, le troisième récit enchevêtré est plutôt boiteux. Cela se passe sur Terre, chez ces « Old style Humans » nanotechnologisés jusqu'aux dents, et si la description de leur vie quotidienne est intéressante, la quête de plusieurs d'entre eux prend des allures de fatras anachronique décevant. On y croise une sorte de Juif (en l'occurrence, une juive) Errant, un Ulysse 31 équipé d'un presque sabre laser, un vieillard dont l'obsession est de se rendre sur les anneaux orbitaux pour y gagner quelques années de vie supplémentaire, et un jeune homme qui n'en a pas grand-chose à foutre (entre autres). C'est donc cette partie qui se révèle la plus faible, un point d'autant plus douloureux que les nombreuses questions que se posent les lecteurs au fil des pages trouveront leur réponse ici même. Bref, on reste dubitatif et l'on se prend à rêver que Simmons ait autant peaufiné ces personnages que les Moravecs ou Thomas Hockenberry.

Pas de panique toutefois, Ilium reste un texte de très haute tenue, même s'il n'atteint jamais la stature poétique d'Hypérion. La bonne surprise d'Ilium, c'est que Simmons s'essaie à l'humour avec une ironie mordante qui n'est pas sans rappeler celle de Banks. Et comme l'animal manie la plume avec talent, légèreté et précision, on se dit que le temps risque d'être bien long avant la sortie d'Olympos… D'autant que, comme de juste, Ilium se termine exactement « at the turn of the tide ».

Patrick IMBERT

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