Alan MOORE
BRAGELONNE
524pp - 28,00 €
Critique parue en octobre 2023 dans Bifrost n° 112
Bien connu des amateurs de comics pour son immense contribution de scénariste, les lecteurs de From hell, La Ligue des gentlemen extraordinaires et Watchmen (pour ne citer que ces quelques titres) ne nous contrediront pas, Alan Moore est également un romancier et un nouvelliste dont il convient de suivre attentivement l’œuvre. Après La Voix du feu et plus récemment Jérusalem, Illuminations vient nous rafraîchir la mémoire, confirmant le statut incontournable de l’auteur de Northampton dans le paysage de l’Imaginaire. Découpé en neuf histoires, le présent recueil rassemble essentiellement des textes inédits écrits entre 1987 et 2021. Si l’on fait en effet abstraction de « Le Lézard de l’hypothèse », contribution de Moore à l’univers partagé de Laviek initié par Emma Bull et Will Shetterly, retraduite ici par Claire Kreutzberger, les autres récits paraissent pour la première fois dans l’Hexagone. Autant l’affirmer d’emblée, on ne ressort aucunement déçu de leur lecture, bien au contraire, les nouvelles et surtout le roman sont les manifestations brillantes du génie d’Alan Moore, dévoilant toute l’ampleur de son érudition et la puissance d’évocation d’une prose caustique, jouant de la satire et de l’absurde avec une aisance remarquable.
Parmi les textes qui figurent au sommaire, « Ce que l’on peut connaître de Thunderman » tient une place remarquable, se révélant comme le soleil noir d’un recueil autour duquel gravitent les autres récits. Alan Moore y retrace en effet l’histoire de l’industrie des comics sur une période de soixante-quinze années, interprétant d’un point de vue désabusé l’évolution délétère du milieu et du genre. Récit jubilatoire pétri de descriptions vachardes, frappé du sceau de la tragicomédie, mais aussi retranscription aux vertus cathartiques de l’expérience personnelle de Moore, « Ce que l’on peut connaître de Thunderman » dresse ainsi le portrait d’un inexorable étiolement sous les coups brutaux du business et de l’entertainment. L’auteur rend un hommage puissant à l’imaginaire des pulps et des comics, décrivant avec sincérité la fascination qu’ils suscitent auprès de leur lectorat adolescent, tout en adressant une lettre de rupture féroce aux faiseurs, bien plus intéressés par les profits que par l’acte de création lui-même. Au passage, les aficionados s’amuseront beaucoup aussi à démasquer les maisons d’édition, les acteurs du genre et les séries qu’ils créent et contribuent à animer, dont Moore travestit ici malicieusement la véritable identité.
À côté de ce point d’orgue, les autres textes ne déméritent heureusement pas. Parmi ceux-ci, on retiendra surtout les formidables « Maison de charme dans cadre d’exception » et « L’Inénarrable état de haute énergie ». Dans le premier, on accompagne une avocate et son client Jez pendant la visite de la maison de banlieue dont il vient d’hériter suite au décès de son père. Une situation apparemment prosaïque qui cache un sacré loup, puisqu’elle se déroule pendant l’Apocalypse. Gageons que l’extraordinaire livrera son content de révélations au commun des lecteurs. Quant au second texte, qui se fonde sur l’hypothèse du cerveau de Bolzmann, il met en scène la naissance, l’évolution et l’effondrement d’une civilisation dans les femtosecondes du désordre primordial qui suivent le Big Bang. Un vrai feu d’artifice conceptuel et narratif.
Visionnaire, cinglant, dense, voire d’une prolixité frôlant parfois l’étouffement, Illuminations ne décevra donc pas l’amateur d’Alan Moore, confirmant que l’auteur de Northampton ne s’est pas définitivement retiré de l’Imaginaire. Il a juste évolué vers d’autres médias, ajoutant à son arc une nouvelle corde narrative, celle du roman et de la nouvelle, pour notre plus grand bonheur.