Traci L. SLATTON
L'ATALANTE
512pp - 23,00 €
Critique parue en avril 2010 dans Bifrost n° 58
Pourquoi écrire ? On peut écrire pour répondre à un impératif, parce qu'on est littéralement possédé par sa fiction. Plus trivialement, on peut écrire pour mesurer l'épaisseur de son ego, ou par intérêt. On peut aussi écrire pour réaliser un rêve.
Le roman de Traci Slatton possède toutes les qualités d'un beau rêve romantique : riches couleurs, sentiments exacerbés, inquiétante étrangeté. Le décor nous ramène dans la Florence des débuts de la Renaissance, siège d'un incomparable essor économique, artistique et architectural. Luca, dit le bâtard, belle gueule d'orphelin poussée au ruisseau, vit d'expédients jusqu'à ce que son physique avantageux éveille l'intérêt d'un tenancier de bordel, où en échange d'un certain confort matériel, il est livré aux turpitudes d'une clientèle influente. L'ange tombé dans la fange trouve néanmoins un certain réconfort dans la fréquentation des grandes œuvres d'art produites par la ville. Si le corps n'échappe donc pas à la misère (affective), l'esprit du bâtard, épris d'absolu, va peu à peu se frotter à la question de la création et, par extension, au mystère de ses propres origines. Bien entendu, sa beauté particulière, doublée d'une longévité exceptionnelle, finit par attirer l'attention de personnages malveillants. Dès lors, confronté à la nécessité d'élucider l'énigme de sa naissance et d'échapper aux chasseurs de l'Inquisition, Luca entame un périple long de deux siècles qui n'est en réalité que le voyage d'une vie s'étirant en fuites et dissimulations diverses, sous une multitude de visages, de noms, dans l'ombre des puissants et des génies de son temps, mais marquée par une insupportable solitude. Aventures initiatiques, conflits politiques et théologiques infusent donc cette évocation des confins du Moyen-Âge italien, qu'une ligne de partage sépare très nettement.
Une première lecture convoque, sous le patronage de Boccace, Machiavel et Savonarole, les spectres d'une époque où les ors des palais le disputent à l'obscurantisme, à la dureté de la vie quotidienne, à la noirceur des événements. En contrepoint, Traci Slatton tente une approche plus métaphysique, aride et presque abstraite, en se focalisant sur l'itinéraire intérieur de Luca cherchant dans la gnose, dans la mystique juive ou l'alchimie, à dévoiler le sens du monde et celui d'une existence particulière.
Ce projet schizophrène, qui joue d'un côté le jeu de la grosse reconstitution avec tout le sérieux et la couleur locale nécessaires (du moins, autant qu'on peut en juger), tout en revendiquant une portée philosophique dans la veine zénithale de Marguerite Yourcenar et une certaine ambivalence propre à l'évocation du surnaturel, s'égare parfois dans ses développements.
Sans doute trahit-il une problématique indissociable des romans de fantasy dit historiques, qui consistent à faire passer pour vrai ce qui n'est au fond qu'un beau rêve. Le roman de Traci Slatton souffre de cette tension entre invention et réalité. Il lui manque un je-ne-sais-quoi — une étincelle, un peu de l'éclatante lumière d'Italie — qui nous empêche de voir la beauté secrète de sa fiction comme la barrière austère des palais fortifiés et des églises de Florence cachent les trésors artistiques de la Renaissance. Comme quoi, en matière de littérature, le recours à la pierre philosophale ne garantit pas toujours la transformation du plomb en or.