Dès la septième ligne, une allusion à Ian Curtis. Voilà qui parle à toute une génération aujourd’hui quinqua : celle du punk, celle de l’auteur — un an de moins que le chanteur de Joy Division, dont l’ombre ne cessera de planer sur le roman.
Jeff Noon a choisi d’écrire ce récit comme on écrit des chansons. Sans majuscule, pas même aux noms propres ; avec des slashs à la place de points qui créent un effet de scansion. Il ne forme pas toujours des phrases, pas vraiment. Sa prose devient un fluide intense, vibrant et rythmé, drainant idées, sensations et impressions. Ce choix renforce considérablement l’écriture à la première personne, créant un puissant effet de caméra subjective. Actions, perceptions, réflexions s’enroulent en une spirale serrée autour de l’axe narratif d’Eliott, contribuant à transcender la simple littérature pour en faire une expérience où le lecteur est bien davantage impliqué. Par cette écriture séquentielle, Jeff Noon concentre ; parvient à dire le maximum en un minimum de mots.
L’histoire. Vers l’an 2000, à Manchester, le groupe Glam Damage formé de Jody, Donna et 2spot, respectivement DJ, chant et batterie, accueille Eliott Hill, bassiste. Ils doivent expérimenter, tester une nouvelle technique d’enregistrement sur un support liquide contenu dans un globe qu’il suffit de secouer pour remixer.
On est chez Noon, où la réalité pourrait bien être piégée ; l’homme est coutumier du fait. Après des romans comme Vurt, on ne sera pas surpris que la musique liquide se boive, se fume, se sniffe, se fixe. Après tout, le titre de la VO n’est-il pas Needles in the Groove ? Et ce-lui de la VF (bien trouvé) fait appel au préfixe « intra ». Le fixe musical a un effet chronolythique qui pourrait évoquer Michel Jeury, même si la réalité n’explose pas tant que ça. C’est en fait plus proche de la Buick Electra du Temps du twist de Joël Houssin (tout chaud réédité chez « Folio SF », ceci dit en passant). Tout un univers et des concepts qui n’auraient pas déplu à Roland C. Wagner, qui a su comme peu lier rock, SF et psychédélisme.
On peut croire tenir là une bonne fiction spéculative…
Mais lorsque la musique liquide vous projette à l’intérieur de la peau/cervelle d’Eliott jusqu’au 2/10/1977 pour la dernière soirée à l’Electric Circus où joue tout ce que Manchester compte de punk, Buzzcock, The Fall, Warsaw, ça bascule sur un hymne au rock mancunien. Et là, attention !
Ça parle d’amour. D’amours difficiles, glauques, punks. D’amours No Future et des larmes qui coulent avec. Quand vous revenez avec Eliott de votre trip punk, le roman a comme un raté, soudain bloqué en mode « arrêt sur image » comme ce terrible soir du 18 mai 80 où John Peel annonçait — « Bad news, lads… » — la mort de Ian Curtis sur l’antenne de la BBC. 2spot s’est (lui aussi) suicidé, comme son grand-père.
Pour comprendre, il va falloir y retourner. Pour sauver l’amour et le faire triompher de la culpabilité. La question porte désormais sur la relation entre les pères et les fils où l’amour et l’admiration se muent parfois en haine et où les mensonges que l’on se raconte à soi-même finissent par ériger de trop hauts murs. La musique est là comme catalyseur de la rupture.
Au final, intrabasses est une histoire de fantômes ; des vrais, pas de ceux issus de quelque conte fantastique, non, de ceux qui nous hantent pour de bon, nous interpellent sur notre vécu, nous rongent à toujours vouloir savoir si l’on aurait pu faire mieux, vivre mieux, être mieux. C’est une histoire sur les cadavres qu’il va bien falloir sortir des placards si l’on tient à ce que l’amour puisse retrouver une place dans une vie qui ne soit zombiesque.
Roman spéculatif et psychédélique, hymne à quarante années de la musique de Manchester dans sa première partie, intrabasses explose dans la seconde avec des questions intemporelles sur l’amour et l’admiration filiale qui peut si facilement se retourner comme un ruban de Mœbius. Questionnements qui appartiennent à la littérature générale et expliquent peut-être pourquoi cet extraordinaire roman a mis près de quinze ans pour traverser la Manche.
Fruit quintessentiel de la new wave littéraire dans ce qu’elle a produit de meilleur et de plus réussi, intrabasses est une expérience magistrale qui vous prend par les tripes bien davantage qu’un simple roman où l’on traverse les générations du rock, du skiffle des débuts à la dance music, pour s’interroger sur les fondamentaux de la vie, au-delà de ce que la musique lui apporte. La grosse claque. Pas lu un truc pareil depuis longtemps…