Michael SWANWICK
LIVRE DE POCHE
352pp - 6,10 €
Critique parue en février 2000 dans Bifrost n° 17
En ce Moyen-âge finissant, Johannes Faust est un professeur d'université frustré. Certes, les étudiants se pressent à ses cours, il en est même un (Wagner) qui l'a pris pour maître et s'est fait son fidèle assistant. Mais Faust ne se contente pas de régurgiter les ouvrages des anciens ; un temps chirurgien des armées, il a pu sur les champs de bataille tester l'inanité de la « science » médicale de son époque. Pris de désespoir, il décide de brûler sa bibliothèque… et c'est alors que le contacte Mephistopheles. Le nom n'est qu'un artifice commode, car le personnage en question représente l'ensemble d'une race étrangère qui vit dans une autre dimension, et qui est en mesure de donner à Faust la connaissance absolue : connaissance des vies et des pensées de ses contemporains, mais aussi du passé et du futur. Avec toutes ses découvertes scientifiques ! Incompris de ses collègues scolastiques, Faust se tourne alors vers les arts mécaniques… pour déclencher la Révolution industrielle (et plus encore) avec quatre siècles d'avance. Et dans son sillage, la guerre moderne et l'exploitation des travailleurs. Inventeur universel, Faust est contraint de se mettre au service des industriels ou des États ; trompé par les promesses de Mephistopheles, victime de ses propres scrupules et hésitations, il n'atteint jamais le bonheur qu'aurait pu lui donner l'amour de Margarete (qui est ici la fille du marchand dont il fait un industriel).
Hasard du calendrier éditorial, je découvre Jack Faust sur les talons de La Morsure de l'ange de Jonathan Carroll, et dans les deux livres le démon se présente comme porteur de la connaissance illimitée. Écho de l'expulsion d'Adam du Paradis terrestre. La connaissance, malédiction en elle-même ? On se dit parfois que Swanwick doit le croire, au vu du naufrage des espoirs de Faust devant la société mécanisée et impitoyable à laquelle ses inventions donnent naissance. Mephistopheles (ou plutôt le peuple extra-dimensionnel qu'il dissimule) a certes des raisons de haïr la race humaine, mais c'est la nature humaine elle-même qui transforme science en technologie, et technologie en bellicisme et capitalisme sauvage. Là où le propos de Carroll, auteur de fantastique, s'adresse aux sentiments et joue sur des références religieuses, Swanwick reste auteur de science-fiction et ne s'écarte jamais du rationalisme.
Le livre n'est pourtant jamais étiqueté S-F par son éditeur américain, et Swanwick enfreint à mon sens les règles du genre dans le développement de son uchronie (dont les prémices de développement technologique précoce peut rappeler le roman classique de L. Sprague de Camp, De Peur que les ténèbres). La rapidité foudroyante du progrès technique est invraisemblable, surtout par l'ampleur des changements socio-économiques qu'elle suppose en quelques années ; et peu de temps est consacré aux questions fascinantes soulevées par l'interaction des techniques nouvelles avec une société encore médiévale. Nous sommes aussi privés de ce plaisir spécifique à l'uchronie qu'est le travestissement de personnages historiques dans des circonstances inventées (l'ombre de Martin Luther plane sur le livre, mais en un sens Faust lui vole sa place, en se montrant un Réformateur bien plus radical. Détail croustillant : à un moment, Faust cloue rageusement sur la porte d'une Église, en guise de Propositions… la Table Périodique des éléments !).
L'explication de ce défaut du livre tient sans doute simplement dans des problèmes de taille et d'équilibre : suivre toutes les pistes aurait requis un ouvrage éléphantesque — comme Faust nageant dans l'océan de la science future, Swanwick se serait perdu dans l'ampleur de son sujet. Foin de l'arrière-plan sociologique : l'auteur a préféré focaliser le roman sur la tragédie personnelle de Faust et Margarete, séparés par l'exil du premier, excommunié pour ses sermons hérétiques, et l'attachement de la deuxième à l'empire industriel familial qu'elle seule est capable de superviser.
Ce n'est hélas pas le seul motif de désespoir de Faust ; si Mephistopheles lui fournit une réelle connaissance, il le fait toujours de façon suffisamment biaisée pour mériter encore son titre de Père des Mensonges, et pour tromper tous les espoirs de son outil humain. Faust veut le bonheur de l'humanité : il n'arrive qu'à accélérer son malheur et sa destruction. L'intensité de cette tragédie serait à elle seule pour absoudre le livre de ses invraisemblances, mais quantité d'autres raisons font de sa lecture un plaisir : la peinture de la société du XVe siècle jet de ses horreurs) ; la vivacité de l'écriture, sans cesse recherchée, souvent narquoise ; et les personnages qui entourent Faust, des grotesques utilités (médecin, évêque) aux compagnons fidèles. Deux figures se détachent : Wagner, pitoyable dans son dévouement à son maître, et Margarete, qui se révèle capitaine d'industrie et femme terriblement en avance sur son époque, plus intelligente et plus torturée par sa conscience que Faust (si ce dernier usurpe le rôle de Luther, Margarete remplacerait la reine Elisabeth). Bref, et au total, un livre d'exception.