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Les critiques de Bifrost

Jardins virtuels

Sylvie DENIS
FOLIO
546pp - 10,40 €

Critique parue en juillet 2003 dans Bifrost n° 31

« Le bar n'avait rien d'extra-solaire, mais les serveurs étaient des Kcrichq, auxquels leurs longues têtes de cuir verni conféraient des allures de blattes de luxe. »

Je ne sais pas pour vous, mais c'est le genre de phrase qui me fait plaisir : du style, de la musicalité et du sens. Ce n'est pas forcement la bonne entame pour chroniquer un bouquin — je sais. Mais personne dans l'engeance bifrostienne ne pourra m'empêcher de rendre tout de suite hommage à la belle écriture de Sylvie Denis, de la mettre en avant, car, après tout, ce n'est pas si fréquent, dans les littératures de l'imaginaire, de lire et relire certains passages pour la seule saveur des mots.

Faut-il rappeler que Sylvie Denis est une grande dame de la S-F dans notre pays, qu'elle a tout fait dans le microcosme du livre ? Hein ? Parce que toi, lecteur de Bifrost, tu la connais forcement… (mini-concours : citez-moi les deux premières nouvelles d'elle publiées dans cette revue. Les cinq premiers recevront un superbe dossier sur des auteurs français de S-F « qui n'en veulent » dans leur boîte aux lettres. Adressez vos courriers à Thug au siège du Bélial' — c'est Olivier Girard qui va être content…). On se contentera donc de préciser que son prochain livre à paraître, un roman (enfin ! !), trouvera écrin chez l'excellente maison nantaise de la librairie l'Atalante. Et toc…

Revenons à ce recueil épatant.

À des années lumières du space opera fort en gueule, la science-fiction selon Sylvie Denis se pique de garder la tête sur les épaules. Elle interroge le futur plus qu'elle ne le commente. Elle traque les changements profonds que les innovations technologiques provoqueront sur nos modes de vie, sur notre pensée et notre intimité. Dans « La Fonte des glaces », par exemple, un duo d'adolescents frissonnants de désir se languit sur un iceberg dérivant piloté par des écolos vers les rivages calcinés d'une Afrique rendue exsangue. Or, une fois à terre, l'idylle tourne au drame par la faute d'une intelligence artificielle un peu trop zélée. C'est une merveille, l'une des nouvelles les plus saillantes du recueil qui, dans son ensemble, reflète l'inspiration pétrie d'humanité de l'auteur.

Les clones mélancoliques d'Elisabeth, les robots indépendantistes de « Cap Tchernobyl » et la démesure onirique de la cité fondée par l'entité Thébaldus nous renvoient à nos propres interrogations sur des lendemains qui ne chanteront pas forcément. La forme courte prend ici ses lettres de noblesse : cohérence et pertinence des conjectures, profondeur des caractères (pour la plupart féminins — ça nous change des velus en combinaisons high-tech) et inventivité constante se conjuguent pour le plus grand plaisir du lecteur. Je n'aurai qu'une réserve à propos de « Paradigme Party », dont je trouve la résolution policière un peu faiblarde. Mais cela n'entache en rien la grande qualité du livre.

N'allez surtout pas croire que Sylvie Denis s'use les yeux sur une quelconque boule de cristal ; les possibles qu'elle met en scène n'ont pas valeur de prophéties. Mais ils excitent notre entendement, si bien que, même posé sur la table de chevet, Jardins virtuels s'imposera comme le compagnon de vos rêves peuplés de nanomachines1.

 

Notes :

1. Une prime version de cette chronique est parue dans Littératures de l'imaginaire en France, une esthétique de la fusion, dossier disponible depuis le 20 mai 2003 à l'enseigne du groupement de librairies Initiales. [NDRC.]

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