Oscillant entre la classique intertextualité et la contemporaine fanfiction, Je suis les ténèbres se veut une relecture d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad à l’aune de l’univers d’Howard Philips Lovecraft. Pour celles et ceux n’ayant pas lu cette fameuse et longue nouvelle parue en 1899, rappelons en substance qu’Au cœur des ténèbres prend la forme du témoignage de Charles Marlow sur son étrange aventure dans l’Afrique coloniale du début du XXe siècle. Embauché par une société européenne exploitant (ou plutôt pillant) les richesses africaines, Marlow raconte avoir alors eu l’occasion de rencontrer un certain Kurtz. Responsable d’un comptoir installé au plus profond de la jungle, ledit Kurtz s’est distingué aussi bien par son très grand talent de collecteur (ou plutôt pilleur) d’ivoire que par son extraordinaire violence à l’encontre de celles et ceux que l’on appelle « indigènes ». Telle est donc cette paroxystique incarnation de l’exploitation impérialiste, dont Marlow explique avoir fait la fugitive mais décisive connaissance au terme d’un périple fluvial aux allures de descente aux enfers…
Repeignant l’entreprise coloniale de cauchemardesques couleurs, Au cœur des ténèbres use des outils du fantastique pour métaphoriser la question de la domination, envisagée depuis ses origines les plus profondes jusqu’à ses manifestations les plus extrêmes. Mêlant narration et spéculation, Au cœur des ténèbres se signale encore par son caractère souvent elliptique, plus particulièrement quant à la figure de Kurtz. Ayant construit celle-ci à la façon d’une énigme, Conrad laisse ainsi le soin à ses lecteurs et lectrices de déterminer ce dont le fantomatique Kurtz est en réalité le nom. S’inscrivant dans les pas d’autres écrivains fascinés par celui-là – parmi lesquels Robert Silverberg avec son science-fictionnel Les Profondeurs de la Terre (1970) –, Joseph Denize propose donc avec Je suis les ténèbres son interprétation du mystère Kurtz. Prenant pour ce faire le contrepied de l’allusif texte de Conrad, le romancier s’emploie à imaginer un récit si ce n’est exhaustif, du moins détaillé, pris en charge par Kurtz lui-même. Sous la forme d’un texte autobiographique à l’écriture soignée qui pastiche non sans talent le style « fin de siècle », Je suis les ténèbres s’emploie d’abord à dessiner la voie tortueuse et torturée amenant in fine ce natif d’Anvers en Afrique. Nimbé d’une perversité diffuse, le récit déjà malaisant par Kurtz de sa jeunesse est bientôt suivi de celui, encore plus perturbant, de sa catabase africaine. Déployant d’abord une sorte de gothique équatorial à l’inquiétante étrangeté, la confession de Kurtz bascule ensuite dans l’horrifique, voire le gore, notamment lors de massacres anthropophages…
Plutôt convaincante tant qu’elle demeure placée sous le sceau du Décadentisme, cette tentative d’interprétation du texte de Conrad perd hélas de sa pertinence lors de son ultime et lovecraftien épisode. Si son évocation des Profonds et autres entités cthulhuesques n’est certes pas dénuée d’une certaine force, elle n’apporte en revanche rien quant à la compréhension de l’abomination tapie dans Au cœur des ténèbres. Car c’est une horreur non pas cosmique mais humaine, et même trop humaine que Conrad met en scène dans son texte. En passer par le prisme d’H.P.L. pour la sonder relève donc d’un contresens, empêchant de pouvoir pleinement goûter la bancale et littéraire chimère qu’est Je suis les ténèbres.