S.T. JOSHI
ACTUSF
55,00 €
Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95
La pléthorique actualité autour de Lovecraft a sans doute joué dans la décision des éditions ActuSF de traduire, via financement participatif, Je suis Providence, la somme biographique et critique de S.T. Joshi, son plus grand spécialiste, mais le projet avait tout de même quelque chose d’un peu fou, tant ce livre est un monstre : il pèse dans les 1300 pages en très petits caractères, et son contenu est extrêmement pointu — une enquête tellement précise, sur la base des nombreux témoignages fournis par Lovecraft lui-même via son abondante correspondance, ainsi que par ses nombreux proches, qu’elle en revient parfois à rapporter la vie de l’auteur au jour près ; la blague commune sur la publication des listes de courses devient subitement très concrète !
Et pourtant, Je suis Providence n’a absolument rien d’un pensum, et toutes ces informations extrêmement précises s’avèrent pertinentes et passionnantes. L’entreprise exhaustive de Joshi, sur la base de nombreuses sources primaires, restitue au plus près la vie d’un homme, et pas seulement d’un auteur. Ce qui fournit l’occasion d’abattre une fois pour toutes bien des mythes qui s’accrochent toujours à la figure de Lovecraft, le « reclus », « l’initié », sinistre, sans humour, sans amis, etc.
Pour autant, l’entreprise n’est pas purement biographique et factuelle, elle est tout autant critique, consistant en longues analyses de l’œuvre lovecraftienne, des vers enfantins aux ultimes récits d’horreur, en passant par le journalisme amateur, et sans jamais perdre de vue la correspondance, toujours en fond.
L’analyse est serrée et lucide — sans prétendre à une objectivité bien illusoire. Joshi n’en fait pas mystère : il a sa grille de lecture philosophique fondamentale, il a ses opinions, tranchées parfois, qu’elles concernent le comportement, la pensée de Lovecraft ou son œuvre, ainsi que celle de ses « disciples », et cela fait pour lui partie de son travail — il invite le lecteur à procéder de même, instituant, sinon un dialogue, du moins son amorce. Aussi ne devrait-on pas nécessairement approuver toutes les opinions exprimées par l’auteur, si elles sont toutes très bien argumentées, tout en appréciant cet engagement, qui rend le livre vivant, et ressuscite en quelque sorte Lovecraft.
D’autant qu’il ne l’épargne pas : si Joshi éprouve visiblement une intense sympathie pour son sujet, qu’il communique au lecteur, il n’en reste pas moins que Lovecraft l’homme a bien des traits répréhensibles (racisme inclus), et que Lovecraft l’auteur a plus qu’à son tour commis des médiocrités.
Que cette référence ultime des études lovecraftiennes soit disponible en français était inespéré — on doit remercier les éditions ActuSF pour cette entreprise, et Christophe Thill qui l’a dirigée, supervisant une équipe de dix traducteurs ; un procédé inhabituel, mais que la démesure du projet justifiait. Globalement, c’est un bon travail, qui se lit agréablement (même si Joshi ne fait pas dans la littérature). Cependant, on est bien obligé de relever que cette édition française n’est pas sans défauts. Conséquence du travail en équipe, la qualité de la traduction est très variable — et, sans citer de noms ici, on identifie bientôt les plus professionnels et les plus aléatoires (lesquels succombent régulièrement aux anglicismes, aux faux amis, etc.). De manière globale, hélas, la relecture est passablement déficiente — on ne compte pas les mots « absents » ou les reformulations qui ne se sont pas totalement substituées aux choix initiaux… Dommage.
Mais cette petite ombre au tableau, s’il fallait la mentionner, ne change rien au fait que Je suis Providence est le livre de référence sur Lovecraft, une somme brillante et inégalable, et que sa traduction française est un privilège. Félicitations pour cette belle entreprise.