Il y a deux ans, Morgane Caussarieu s’était fait remarquer avec Dans les veines, premier roman jusqu’au-boutiste qui, malgré quelques maladresses formelles, emportait l’adhésion à force de rage adolescente et d’excès gores, et adressait un doigt d’honneur salvateur aux niaiseries bit-lit’ qui encombrent les tables des libraires depuis bien trop longtemps. Après un essai paru l’an dernier et consacré à son genre de prédilection (Vampires & bayous), elle revient aujourd’hui avec son deuxième roman, Je suis ton ombre, qui, s’il constitue la suite de son prédécesseur, peut se lire de manière tout à fait indépendante.
Morgane Caussarieu a choisi de ne pas jouer la carte de la surenchère. Par bien des aspects, Je suis ton ombre prend même le contrepied de Dans les veines. C’est ainsi qu’elle abandonne la culture gothique et les décors urbains où elle évoluait avec aisance pour situer l’action de son récit dans un petit village landais retiré du monde. Du narrateur de cette histoire, on ne connaitra que le surnom, Poil de Carotte, un gamin qui porte le deuil de sa mère et de son frère disparus, et vit seul avec son père, lourdement handicapé. Pas un enfant brillant, bien au contraire, plutôt du genre dernier de la classe, et à l’occasion le souffre-douleur favori de Timmy et Hugo, les terreurs du coin. Sa vie va pourtant prendre un tournant inattendu lorsqu’il découvre dans les ruines d’une ferme incendiée (celle-là même où s’achevait Dans les veines) un journal intime rédigé près de trois siècles plus tôt par un enfant sensiblement du même âge que lui. Dès lors, Poil de Carotte va être témoin de phénomènes étranges, qu’il s’agisse de la visite d’un chat qui parle, ou celle d’un garçon qui ne cesse de lui rappeler son frère disparu.
Par bien des aspects, Je suis ton ombre est un roman sur la monstruosité, ou plus exactement sur la tentation de la monstruosité. Au fil du récit, Poil de Carotte va commettre une série d’actes atroces, non par sadisme ou pure méchanceté, simplement par égoïsme souvent, par lâcheté aussi, voire par amour. Il en va de même pour les frères jumeaux dont le carnet découvert par le narrateur nous conte l’histoire. Deux enfants qui ont grandi dans un contexte difficile, celui de la colonisation de la Louisiane au XVIIIe siècle. Innocentes victimes des pulsions les plus noires des adultes qui les entourent, ils trouveront dans la monstruosité qui s’offre à eux le moyen de se venger des horreurs qu’ils ont subies. Si elle a moins souvent recours à une violence extrême — bien que le roman recèle quelques scènes coup de poing qui peuvent être dures à encaisser —, l’univers de Morgane Caussarieu apparait plus sombre que jamais, les quelques éclairs de bonté et d’humanité que l’on y perçoit parfois dissimulant le plus souvent les pires atrocités.
A travers Je suis ton ombre, la romancière affiche ainsi une maturité nouvelle. Son écriture a gagné en assurance, et même si le parler familier qu’emploie Poil de Carotte ne fonctionne pas toujours, en revanche le style employé dans la rédaction du journal intime est impeccable de justesse. Le roman, triste et tragique, se lit d’une traite et laisse en bouche une amertume qui lui sied à merveille.