Alice ZENITER
L'ARCHE
12,00 €
Critique parue en juillet 2021 dans Bifrost n° 103
[Critique commune à Je suis une fille sans histoire, Vivre avec le trouble et Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation]
Voici trois livres – théâtre, essai philosophique, anticipation – à même de former un corpus aussi critique qu’émancipateur, basant analyses et pratiques d’écriture sur les idées d’Ursula K. Le Guin. Plus précisément, ils reprennent les concepts théoriques dufourre-tout de la fiction (évoqué dans le recueil d’essais Danser au bord du monde) ainsi que de sa nouvelle « L’Auteur des graines d’acacia », et leur pendant pratique que sont les répercussions de la focalisation sur le héros et la fiction flèche (ou narration héroïque et linéaire) dans notre imaginaire collectif et de société. Avec leur voix et leurs préoccupations propres, ces trois autrices nous entraînent dans des réflexions liées et riches.
Alice Zeniter s’est fait connaître en 2017 avec L’Art de perdre, lauréat du Goncourt des Lycéens. Avec Je suis une fille sans histoire, texte d’un spectacle seule en scène, elle nous convie à un cheminement de pensée aussi incisif que drôle, érudit et accessible, sur un sujet qui nous touche forcément en ces pages : la façon que nous avons de raconter les histoires. En se basant sur cette opposition entre fiction flèche et fiction fourre-tout (ou panier), Zeniter décortique la pensée narrative et ce qui « fait » une bonne histoire. Elle convoque au passage ces théoriciens du langage et du récit que sont Ferdinand de Saussure, Noam Chomsky, Aristote, sans oublier Alison Bechdel. Posant de nombreuses questions sans jamais asséner, elle nous propose une autre façon d’aborder les trames narratives, afin d’aller vers ce qui serait une représentation plus grande des nuances de notre monde, et surtout une réinvention de notre façon de le(s) conter. L’influence de Le Guin est assumée et il s’avère grisant de retrouver sa théorie ainsi complétée par l’apport explicite d’idées et pensées lui ayant succédé, notamment dans la pop culture. On sort de cette lecture avec plus d’outils pour réfléchir aux histoires que l’on porte, et celles auxquelles on se confronte ou se soumet… et c’est aussi de cela dont nous parle Donna J. Haraway.
La penseuse californienne, connue pour son Manifeste cyborg, propose dans Vivre avec le trouble des articles structurant son postulat philosophique et discursif d’une sortie de l’androcène (terme plus approprié selon elle que celui d’anthropocène) autant que du capitalocène, ce pour aller vers le Cthulucène. En huit essais, le dernier relevant d’une application par la fiction, elle nous donne des clés de pensée ainsi que des exemples concrets et contemporains, afin de passer d’une société androcène basée sur la rupture humanité/nature (plus précisément valeurs masculines/reste du monde) à ce qu’elle nomme Cthulucène : une ère des espèces en relation fines, tissées, tentaculaires, et perpétuellement en redéfinition, nommée ainsi en référence non pas à Lovecraft mais à l’araignée Pimoa Cthulhu. Difficile de résumer son propos tant il foisonne de propositions enthousiasmantes aussi bien sur le plan philosophique que concret. Ici, l’apport de Le Guin se fait dans la volonté de décentrer le regard et de renouveler la pensée, en donnant la parole aux parts souvent marginalisées aujourd’hui (humains comme non-humains), tout en changeant les fondements des structures de la société. Haraway propose d’explorer ce que d’autres espèces vivantes pourraient nous enseigner, en oubliant le récit héroïque, afin de construire ensemble des sociétés où les cultures ne se développeraient plus en opposition ni en compétition, mais en « empilement ». Elle explore la métaphore du compost, qui réconforte, réchauffe, et enrichit sur des générations. Cette société se crée par îlots, ne nie pas la possibilité de conflits, se tisse par la communication et la volonté de se com prendre plutôt que de s’acculturer… Vaste programme ! La dernière partie du livre, inspirée d’ateliers d’imagination et d’écriture, met en pratique les concepts explorés au cours d’une résidence où se trouvaient notamment les philosophes Bruno Latour et Vinciane Despret.
Cette dernière vient de publier Autobiographie d’un poulpe, qui prend la suite des idées de Vivre avec le trouble via un triple récit. Dans ce bref recueil, l’autrice explore la thérolinguistique, imaginée par Le Guin avec « L’Auteur des graines d’acacia », et l’extrapole au travers des connaissances actuelles dans les domaines scientifiques et artistiques. L’érudition s’y fait ludique, et les trois récits tournent autour du lien – rompu, recréé, ressuscité – des sociétés humaines avec la nature et les êtres vivants qui la composent. Le premier nous entraîne dans la lecture d’archives arachnéennes, le second donne à voir l’amabilité fécale des wombats via un discours, et le troisième, composé d’e-mails de chercheurs, tente de déchiffrer des poteries marquées par un poulpe. Celui-ci adapte son langage, pour y perdurer et être compris par les membres d’une enclave « compost ». De nombreux articles et sources ainsi que des références à d’autres penseuses et penseurs contemporains soutiennent ces trois nouvelles. Le tour de force de Vinciane Despret est d’en faire aussi bien de bons récits d’anticipation, quasiment de la hard science, version zoologie et éthologie, que des récits philosophiques… et surtout des récits panier : nous sommes là dans la cueillette, la récolte de données qui nous enrichissent aussi bien intellectuellement que symboliquement, et dans le fait de montrer un travail long, fastidieux, qui n’a rien d’héroïque au sens usuel de ce concept.
En réactualisant, dans une partie plus mainstream de notre culture, la pensée particulière d’Ursula K. Le Guin, en nous montrant aussi des chemins possibles, ces trois autrices provoquent notre imagination et nous poussent à réinventer notre façon de construire des histoires et de les raconter, mais aussi de les étudier. En proposant des analyses sérieuses, sans jamais oublier d’être ludiques ou drôles, et ainsi sans jamais asséner, elles s’inscrivent bien dans la veine de la créatrice de Terremer, qui invitait dans le fourre-tout de la fiction à « un réalisme étrange, certes, mais la réalité n’est-elle pas étrange ? »