Seule maison à proposer aujourd'hui des textes inédits d'un auteur de S-F pourtant unanimement considéré comme l'un des plus importants du genre, Métailié est définitivement à ranger parmi les éditeurs de bon goût (ligne éditoriale et couvertures comprises). Aussi british que subtil, Brian Aldiss continue avec bonheur son exploration borderline et, à 81 printemps bien tassés, se fait manifestement plaisir en livrant un Jocaste aussi sardonique que léger. Vision très personnelle du mythe d'Œdipe Roi pourtant déjà raconté par un certain Sophocle, le Jocaste d'Aldiss louche du côté de Racine, rencontre le spectre de Jean Anouilh et n'oublie pas non plus Didier Lamaison.
Reprenons : Anouilh a fait Antigone en y ajoutant ses visions anachroniques d'une rare poésie ; Lamaison nous a offert un Œdipe-Roi décalé et adapté du mythe à la « Série noire » (eh oui), en faisant logiquement ressortir le côté thriller d'une histoire pourtant archi-connue. Et Racine ? Racine est finalement plus proche d'Aldiss que jamais. En s'intéressant aux femmes dans Phèdre, le très estimable Jean (je l'appelle Jean) parvient à nous rendre incroyablement présente l'absence de Thésée pendant plus d'un acte. Le drame y est sous-jacent, suinte du texte, et quand il arrive au bout d'un scénario haletant, le lecteur est aussi choqué que soulagé.
Même procédé chez Aldiss avec une histoire évidemment différente, mais tout aussi tragique. Ici, la star, c'est Jocaste, et non Phèdre. Jocaste qui couche avec son fils parricide sans le savoir, Jocaste qui doit supporter sa grand-mère Sémélé (sorte de vieille sorcière aussi pénible que douloureusement perspicace) tout en ignorant ostensiblement la Sphynge qui traîne dans le palais en pissant un peu partout (c'est mal élevé, les Sphynges). D'entrée, les repères s'envolent (repassez par la case Anouilh et revenez contents). C'est d'un monde antique qu'il s'agit, mais ses tenants et aboutissants sont si proches du notre que le décor n'a somme toute pas beaucoup d'importance. Preuve qu'Œdipe-Roi est un vrai chef-d'œuvre, d'ailleurs… Comment une histoire aussi simple aurait-elle pu traverser le temps si elle n'évoquait pas nos angoisses les plus intimes ?
Inutile ici de résumer l'intrigue de Jocaste. Il suffit juste de savoir que Brian Aldiss colle au texte de Sophocle, mais plus en sale gosse qu'en disciple. Des vides y sont comblés, des personnages y gagnent en importance (Jocaste, évidemment), d'autres disparaissent dans un nuage opaque de mauvais caractère (Oedipe, ah, tiens, comme le Thésée de Racine), mais le destin est ce qu'il est et l'oracle ne se trompe jamais. Tout est dit ? La preuve que non. Aldiss s'approprie le texte avec un enthousiasme, une légèreté et une intelligence qui fonctionnent impeccablement bien. Ni parodie, ni réécriture, Jocaste est un hommage qui, chose rare, s'affranchit des lourdeurs du genre et ré-éclaire l'original d'une lumière aussi bienfaisante que déconcertante. Respect.