Karin BOYE, Leo DHAYER
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
240pp - 7,90 €
Critique parue en avril 2016 dans Bifrost n° 82
Kallocaïne, de la Suédoise Karin Boye, est une dystopie classique, dans la lignée de Nous autres et du Meilleur des mondes, et antérieure à 1984. On y retrouve les ingrédients essentiels du genre, sans doute d’autant mieux intégrés qu’ils se fondent sur ce que l’auteure avait pu discerner lors de voyages dans l’URSS stalinienne et l’Allemagne nazie.
Elle y décrit donc, de l’intérieur, un prétendu « État Mondial », avec ses cohortes de camarades-soldats dociles et même volontaires. Un État totalitaire, donc, tellement paranoïaque qu’il en devient autophage, tellement cauchemardesque qu’il en devient presque drôle – horriblement – à l’occasion.
Karin Boye met notamment l’accent sur la thématique de la surveillance – des caméras et micros dans les appartements anticipent Big Brother, mais l’essentiel réside surtout dans la délation généralisée, des époux entre eux, des subordonnés par rapport à leurs chefs ou le contraire… Elle a cependant un corollaire essentiel, qui fournit la matière du roman : la kallocaïne, drogue inventée par le médiocre (mais ambitieux) chimiste Leo Kall, de la Ville de Chimie n° 4, narrateur du roman – un sérum de vérité ultime qui force à tout déballer, douloureusement et en pleine conscience.
C’est ainsi que le petit chimiste devient auxiliaire de police, tandis que sa solution miracle révèle toujours plus de « traîtres ». Son supérieur, l’ambigu Rissen, le lui a assez répété : dans l’État Mondial, tout le monde a par essence quelque chose à se reprocher. Peu importe si les « traîtres », ici, ne sont guère des résistants/terroristes en lutte ouverte contre la machine totalitaire ; ces rêveurs, ces « fous », se contentent la plupart du temps d’entrevoir, via des rites ou des mythes abscons, la possibilité bien timide d’un autre monde guère moins intrusif. Mais ces détails suffisent…
Leo Kall est pleinement convaincu du bien-fondé de l’État Mondial. « L’humanité », à ses yeux, n’a rien d’un critère pertinent : seuls comptent le dévouement et le sacrifice pour le bien commun ; les camarades-soldats sont des outils au service d’une entité qui les englobe et les dépasse, et on ne saurait concevoir autre chose – rien en tout cas qu’on puisse qualifier de « civilisation ». Les conséquences de l’usage de la kallocaïne pèseront bien sur lui, sans surprise, l’amenant à très vaguement « douter »… Mais c’est en fin de compte dans le peu, le quasi rien de sphère privée qui demeure dans cette société cauchemardesque, que se jouera le roman – la suspicion de Leo Kall quant aux sentiments réels de son épouse Linda n’ayant finalement pas grand-chose à envier à la brutalité policière de l’État Mondial.
Le propos final est peut-être plus ou moins convaincant, à cet égard du moins, mais le roman dans son ensemble est d’une force indéniable. Le portrait que dresse Karin Boye de cette société totalitaire glace le sang, en se montrant habile et convaincant, crédible, enfin, jusque dans son outrance ; l’urgence de 1940 rendait sans doute le roman d’une actualité brûlante… mais, hélas, il n’a sans doute rien perdu de sa portée aujourd’hui. Réédition bienvenue d’un excellent roman, à redécouvrir.