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Les critiques de Bifrost

Kalpa impérial

Kalpa impérial

Angelica GORODISCHER
LA VOLTE
20,00 €

Bifrost n° 88

Critique parue en octobre 2017 dans Bifrost n° 88

Il aura fallu trente trois années pour lire en français Kalpa Impérial, roman culte de l’argentine Angélica Gorodischer. Comparée à Jorge Luis Borges et Italo Calvino, l’auteure avait connu une certaine renommée outre-Atlantique grâce à l’appui (et la traduction) d’une certaine Ursula K. Le Guin. Grâce à La Volte et au talent de Mathias de Breyne, Kalpa Imperial, faux roman et vrai fix-up de onze nouvelles, peut enfin nous offrir l’Empire le plus vaste qui ait jamais existé…

En deux cent quarante-six pages, Angélica Gorodischer imagine la vie, la mort et l’incessante renaissance d’un Empire aussi foisonnant qu’inépuisable. Elle emprunte pour ce faire un style déroutant de prime abord, qui juxtapose les adjectifs, transforme les phrases en long-fleuve tumultueux, convoque les manières des contes d’antan, rejoue les Mille et une nuits et submerge le lecteur par son inventivité constante. Kalpa Impérial raconte l’Empire le plus vieux, le plus immense, le plus incroyable que le monde ait porté. À travers onze histoires rapportées par un conteur de contes simplement nommé le narrateur, Angélica Go-rodischer construit non seulement un monde à la complexité remarquable, mais aussi une galerie de personnages apparemment sans fin. Inspiré par les peuples du Moyen-Orient, de Babylone, d’Asie ou encore d’égypte, les empereurs qui se succèdent à la tête de l’Empire portent des noms aussi improbables qu’Idraüsse, Ylleranves ou Legyi… Tour à tour fascinants, écœurants, cruels, colériques, souffreteux, imbéciles ou pathétiques, les dirigeants passent tandis que l’Empire continue de (sur)vivre.

Au cours de ce récit aux multiples facettes, Gorodischer dresse le portrait non pas d’un homme, mais d’une certaine humanité. Plus qu’un simple Empire, c’est toute une conception du monde qui jaillit au travers des différentes histoires contées par l’auteure argentine. Labyrinthique à souhait, Kalpa Impérial n’est jamais de tout repos. Il stimule l’intelligence de son lecteur, le récompensant de sa persévérance par des trésors d’imagination. Difficile de rendre compte de la densité incroyable de cette œuvre folle qui convoque une fantasy en mode mineur pour mieux revenir à la satire sociale et politique tout en n’oubliant jamais l’humanité de ses personnages. Déployant des trésors d’ingéniosité, Angélica Gorodischer se renouvèle sans cesse d’un récit à l’autre. Qu’il s’agisse de l’histoire d’un petit Empereur triste, des transformations incessantes d’une ville millénaire, de la paisible existence d’un médecin ou de la grandeur de la plus majestueuse des Impératrice, l’aventure ne lasse jamais, change et s’adapte, polymorphe et polychrome. Entre deux portraits, Gorodischer explique les hommes, critique à demi-mots l’histoire Argentine et la dictature, fait réfléchir sur le pouvoir, la religion, la colère, la justice, le temps qui passe, l’honneur, la révolte, la condition féminine, le totalitarisme, la vengeance… Une liste en réalité bien trop longue pour tenir toute entière entre ses lignes.

La densité de Kalpa Impérial a pourtant un revers, celui d’en faire un ouvrage exigeant qui se déguste petit à petit, se digère lentement. Mais pour qui joue le jeu, il ouvre alors les portes d’un univers unique en son genre. Un univers qui revient aux sources du conte, lui redonnant sa portée philosophique succulente. Ainsi (re)nait la magie de la légende, celle que l’on raconte au coin du feu, celle qui fait se blottir les enfants devant le conteur, celle qui donne envie aux adultes d’écouter aux portes, celle qui nous fait grandir et transporte loin, très loin de notre monde, entre rire et émerveillement.

Kalpa Impérial s’impose comme un chef-d’œuvre, un vrai, mais tout n’est pas joué. Il vous reste encore à plonger.

Nicolas WINTER

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