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Les critiques de Bifrost

Kane, l'intégrale 1/3

Kane, l'intégrale 1/3

Karl Edward WAGNER
DENOËL
608pp - 29,00 €

Bifrost n° 48

Critique parue en novembre 2007 dans Bifrost n° 48

Qu'est-ce qui donne envie de lire un livre ? Le titre (Kane — presque littéralement Caïn —, sec et ample à la fois) ? La couverture de Guillaume Sorel (un géant furieux, tout roux, qui émerge d'un paysage de marais, feu et fureur sur fond verdâtre) ? Une réputation ? Une intuition ? Je ne sais rien du livre et rien de son auteur, Karl Edward Wagner, dont j'apprends qu'il a été éditeur et qu'il a écrit des pastiches de Conan avant d'inventer son propre personnage de guerrier invincible. Ce sont ses aventures (la plupart inédites en français) que Denoël réunit dans une intégrale de trois volumes, le premier rassemblant deux romans : La Pierre de sang et La Croisade des ténèbres. Wagner est mort en 1994, à l'âge où j'ai cessé de m'intéresser à la fantasy de Howard et consorts. Est-ce que cela compte ? Est-ce qu'il existe, pour finir, une manière de voir, une esthétique commune à cette génération d'auteur ?

Manière de voir, en effet. Le livre est découpé, non pas tant en chapitres qu'en longues séquences. Wagner connaissait-il le cinéma (façon Verhoeven dans La Chair et le sang) ? Séquences aux titres amples et gentiment caricaturaux : « Le pays putréfié », « L'éveil des dieux anciens », « Les crocs de la louve ». Les deux romans débutent avec des paysages hors normes, des situations énormes, les personnages n'apparaissent qu'après. Puis le champ se déploie, presque lovecraftien, les personnages (leurs turbulences, leur solitude) se dessinent avec de plus en plus de précision, sur le blanc de l'histoire à venir.

Le désir du livre emporte la lecture, mais on n'oublie pas, chemin faisant, les premiers mots des premiers chapitres. « Les pierres sous les sabots de son cheval prenaient maintenant une familiarité presque rassurante et, soudain, Kane ne sut plus si cinquante ans ou autant de jours s'étaient écoulés depuis la dernière fois qu'il avait longé cette crête à cheval » (p. 29).

Kane, « gigantesque guerrier, détenteur d'étranges secrets », porte le patronyme du maudit, de l'errant, « ce Caïn au nom de mauvaise renommée, dont l'âme cherchait le savoir des créatures premières qui marchaient encore avec orgueil et non dans l'ombre, des dieux et des démons à la gloire ternie ». Cet orgueil inhumain, ce refus du Père, mais plus encore celui d'endosser les morts, leur histoire, font de lui un banni, un monstre, une chimère — et par glissement de sens, un mythe. En se baptisant lui-même, il s'arroge le droit d'échapper au déterminisme, et d'être tout ensemble un lettré avenant, un bretteur impitoyable, un diplomate habile, un sorcier initié aux mystères anciens, et un meurtrier des plus effroyables : coupable de crimes odieux et capable, par la force de sa rhétorique, de transformer cet acte démoniaque en nécessité. « Qui êtes-vous ? souffla le Prophète et, dans le secret de ses pensées, il se demanda : Qu'êtes-vous ? » Difficile de répondre. En tout cas il apparaît toujours dans les périodes troublées où se prépare la guerre.

Nous sommes en des temps lointains, dans un monde différent, moyenâgeux. La Pierre de sang raconte les étapes d'un conflit qui se joue entre deux cités rivales : Kane intrigue, complote et massacre à tour de bras, passant d'un camp à l'autre sans sourciller. Cette politique retorse sert un dessein immense : raviver les pouvoirs d'un artefact ancien, égaré dans les jungles de Kranor-Rill. Et lorsque Kane se perd au fin fond des marécages (séquence d'anthologie), nous savons qu'en fait il n'a rien à craindre, mais qu'il rejoint le chaudron où des hommes de sa trempe se refondent, se transforment. La folle exubérance de la jungle reflète l'abîme de son esprit.

Le bandit Ortède est au coeur du second roman, La Croisade des ténèbres. Ortède est possédé par Sataki, démon du chaos extérieur, qui a le pouvoir de retourner les ombres contre leurs hommes. Sous couvert de croisade religieuse à travers les Royaumes du Sud, le Prophète et ses légions de gueux préparent le retour du dieu. Kane, à la recherche d'un mauvais rôle, n'hésite pas à vendre ses services au Prophète, quitte à le trahir plus tard pour mieux servir ses intérêts. Mais leurs échanges feront vaciller sa confiance et sa résolution. Le dévorant Ortède/Sataki contre l'avide Kane : la séquence où ils assistent ensemble à un spectacle donné dans la Tour d'Ingoldi aurait pu se titrer : « Cannibales ». Ortède a par ailleurs enlevé la délicieuse Esketra, princesse de Sandotnéri, où sévit son ancien amant et capitaine d'armée Jarvo. Jarvo, hussard hautain dont le beau visage a été éborgné par Kane dans un combat. Jarvo lui aussi est un monstre. Il possède encore un œil, mais sa rivalité avec Kane, ses amours non partagés l'aveuglent. Jarvo est un monstre froid qui se ment. Il comprendra bien tard que sa princesse est une femme perdue qui couche avec Ortède parce que tel est son bon plaisir ; que Kane est meilleur, plus vertueux que lui parce qu'il ne se ment pas (même si ses plans échouent, même si c'est un traître). Jarvo révèle aux hommes que non seulement ils ne peuvent pas sortir de leur condition d'homme, mais que là est leur dignité et leur grandeur, c'est l'illusion qui les abaisse.

L'écriture de Wagner est-elle pour autant entièrement du côté de « l'intime » ? Robert E. Howard s'en retournerait dans sa tombe. Ce serait oublier les batailles qui transportent le récit, l'irruption de la magie et du merveilleux dans les combats sanglants des hommes ; et surtout la présence lancinante d'une philosophie de l'échec, une mélancolie ou une amertume de l'effondrement, comme peut-être le développe secrètement dans son cœur tout homme. « Il semblait toujours fracasser ce qu'il ne pouvait avoir. » Le monde de Kane est à l'aube d'une ère nouvelle, mais c'est pour lui une aube grosse de son savoir désenchanté. Aucune conquête, aucune croisade ne pourra jamais vraiment rougir ou blanchir ce monde. Son intuition de l'inéluctable catastrophe à venir rend d'autant plus amère la moindre de ses actions. À la fin le corps blessé du (anti-) héros se balancera dans le vent en haut d'une tour : comme un hommage aux auteurs morts, à la vieille heroic fantasy, que l'écriture ardente de ce cycle, tout entier ample et sec, somme de ne pas disparaître et plus encore de se métamorphoser.

Sam LERMITE

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