Karl Edward WAGNER
DENOËL
592pp - 29,00 €
Critique parue en janvier 2009 dans Bifrost n° 53
Il y a un peu plus d'un an, les éditions Denoël publiaient le premier volume de l'intégrale de Kane. Nous vous avions alors dit beaucoup de bien de ces aventures d'heroic fantasy, hantées par la présence du personnage-titre, guerrier solitaire sans attache et dépourvu de la moindre once de moralité (cf. critique in Bifrost n°48). Sous les dehors du plus pur divertissement — avec tranchages de têtes, hurlements et épanchements d'hémoglobine —, l'intérêt du livre tenait en effet dans l'énigme proposée par cet étrange salopard, son passé inhumain, l'ambiguïté de son caractère et de ses actions, aux antipodes de la figure classique du gentil héros.
Le second volume comporte un roman, un poème, six nouvelles : autant de récits empreints de noirceur et de cruauté, autant d'occasions pour l'auteur d'affiner le portrait de son psychopathe moyenâgeux. Que peut-on faire quand on est un bourrin pervers armé d'une grosse hache, sinon collectionner les membres de ses ennemis, rêver de guerre, ou la faire ? La troisième solution est sans doute la plus juste. Si elle se fiche de l'amitié entre les peuples, au moins favorise-t-elle une sorte de dynamique entre les corps — surtout lorsqu'elle est contée sous des formes qui justifient avec une joie malsaine tous les débordements.
La couverture est trompeuse : Kane est certes une brute épaisse, mais pas que cela — ou plus que cela. « C'est le mal fait homme ! Ne t'approche pas de lui ! », nous prévient-on dès la première ligne du roman Le Château d'outrenuit. La dynamique est ici lovecraftienne. L'écrivain imagine qu'après quelques revers de fortune, Kane, se trouvant plus ou moins désœuvré, est recruté pour servir de général mercenaire puis de porte-malheur dans la guerre qui s'annonce dans l'archipel de Thovnosie : la vie recommence quand toutes celles d'avant ont échoué ; le parfum des batailles à venir l'aide à se renouveler.
L'affaire a été manigancée par Efrel, la sorcière, pour se venger de Nétisten Maril, empereur de Thovnos (et ancien époux), qui a labouré son corps et son passé. Après une énième conspiration, affreusement suppliciée et laissée pour morte, Efrel, devenue hideuse et démente, a passé un terrible pacte avec des puissances antédiluviennes pour renverser Maril. Bien entendu, Kane s'en donne à cœur joie : il fait d'Efrel sa maîtresse (à moins que ce ne soit le contraire), commande sa flotte mais ne la sert qu'en apparence, déterminé à satisfaire ses ambitions personnelles. Au menu : rythme effréné, situations et personnages hauts en couleur, complots perfides, batailles navales et bastons à gogo, saupoudrées de quelques scènes d'horreur tentaculaires. C'est dans ce contexte qu'on redécouvre tout un pan du passé de Kane, et que l'antihéros malheureux va traîner sa mélancolie. Un soir d'ivresse, il se livre à ses compagnons d'infortune : « Y a-t-il un homme qui contrôle vraiment son destin ? Sait-il jamais vraiment pourquoi il fait ce qu'il fait ? Nous jouons dans les drames où les dieux nous placent, nous suivons le tissu de nos destins — et qu'importe les raisons que nous inventons pour expliquer nos vies et nos actes ? » Ce passage, en contrechamp de sa nature pourtant très volontaire, suffit à révéler les failles qui existent derrière chaque montagne d'orgueil, la lassitude qui traîne derrière chaque existence défaite. Délivré de Dieu et immortel, le plus libre des hommes est en réalité le moins libre. À force d'échecs, ou de victoires qui sont autant de pertes, le mythe finit aussi par se fatiguer.
Pure coïncidence, dans les nouvelles qui composent la seconde partie de cet ouvrage, Kane n'est pas forcément au premier plan. Il peut se faire très discret pendant plusieurs pages. Pourtant, cette absence en révèle parfois plus long sur sa personne dans la mesure où des facettes inattendues se trouvent dévoilées par le biais d'autres protagonistes. Wagner a l'intelligence, en suivant d'autres pistes narratives, de s'éloigner de son personnage principal pour en révéler finalement toute la cohérence. En outre, cela donne du souffle et une dimension supplémentaire à ses intrigues.
Dans « Lame de fond », Kane n'apparaît qu'en filigrane : il voue à une belle femme un amour possessif ; elle tente de lui échapper par tous les moyens. Peu importe que la chute soit attendue : le récit est un modèle de construction.
« Deux soleils au couchant » met en scène Kane et le géant Dwassllir, lancés sur la piste d'un antique trésor. Action minimum, mais belle atmosphère. La veillée au coin du feu des deux immortels, palabrant sur le destin des êtres et du monde, est un morceau d'anthologie.
« La Muse obscure » démontre que Kane est aussi capable d'amitié et de générosité. Il est le mécène du poète Opyros. Pour l'entendre déclamer son chef-d'œuvre, il va devoir se dépêtrer d'une créature née de la nuit et des songes, au bout d'un long cauchemar lovecraftien.
« Le Dernier chant de Valdèse » est un texte à tiroirs. Six voyageurs sont réunis par le hasard dans une auberge. Chacun raconte une histoire ; à la fin, on comprend que toutes les histoires n'en font qu'une et qu'il n'y a pas de hasard. Ce qui pourrait n'être qu'un exercice de style devient, en quelques vignettes, un règlement de compte machiavélique qui sonne juste. Superbe.
« Miséricorde » emprunte au canevas de l'arroseur arrosé. Kane est engagé par une femme pour faire la peau du clan des Vareïsheï, quatre frères et sœurs de mauvaise compagnie ; la commanditaire ignore toutefois qu'un contrat a aussi été passé sur sa tête… La construction du récit ménage quelques scènes efficaces ainsi qu'une chute astucieuse, bien qu'un peu artificielle.
La dernière nouvelle, « Lynortis », est aussi la plus forte. L'errance de Kane le ramène sur le théâtre d'une ancienne bataille, paroxysme d'un conflit qui a détruit deux nations. La forteresse de Lynortis a été le témoin de ce massacre. Bien des années après résonnent encore, entre les murs effondrés, des échos de la guerre. Il y aurait des survivants, mutilés. Il y aurait des choses qui rôdent dans l'ombre. Il y aurait une salle remplie d'or dans les ruines. Diverses factions la recherchent. Elles ne trouveront que mort et désolation, au cours d'un nouvel affrontement macabre et dantesque, où Kane mettra un terme à ce qui avait été commencé.
Le cycle de Kane n'est certes pas un chef-d'œuvre d'originalité. On est en terrain connu, plutôt dans le versant qui défoule : mais plus qu'un bon divertissement bourré d'action, de scènes épiques et de complots obscurs, Kane est un exutoire littéraire et même un exultoire. L'imaginaire, pour obtenir ses meilleurs effets, ne doit sortir vêtu qu'avec la plus extrême précision. Wagner s'en souvient : comme Robinson inventait son île déserte, il peuple son monde sans rien oublier. Les lieux sont visités avec une précision maniaque, il décrit des personnages plus ou moins touchants ou monstrueux, en les laissant parler ; l'auteur semble avoir écouté longtemps ceux qu'il pastiche, ou réinvente. Au milieu d'eux Kane l'errant possède la neutralité idéale : il est la figure d'une force obscure de la nature (qui est peut-être le mal), un fantôme, l'ombre de l'ange de la mort. En lisant ce second opus, on se rend compte à quel point est fluctuante sa personnalité, à quel point cette incertitude le rend fascinant et désirable. « Le destin est ce que les hommes veulent en faire », dit un des protagonistes. Faux : celui de Kane paraît de plus en plus lui échapper. La malédiction des origines le rattrape toujours, l'emporte toujours sur la volonté de puissance. À quoi peut bien servir son immortalité s'il doit rester seul, craint et incompris, sans connaître la paix ? « Tout ce qu'il cherche à posséder lui est dérobé par les ans. Ses empires crouleront, ses chants seront oubliés, ses amours tomberont en poussière. Ne restera avec lui que le vide de l'éternité. »
Kane est une figure de perdant magnifique. Voilà pourquoi on l'aime : parce que son inclination au désastre nous ressemble, parce qu'il foire tout, sauf les émotions qu'il donne. Notre imagination le sauve et nous sauve, à travers lui, de réussites nettement plus médiocres.
Vivent les bourrins mélancoliques et malchanceux.