Inutile de le nier : chez Bifrost, Francis Berthelot fascine. Que ce soit pour sa science-fiction — comment oublier La Lune noire d’Orion, aujourd’hui disparu des librairies, ou le splendide Rivage des intouchables, réédité chez Folio « SF » — ou pour l’inclassable Cycle du Démiurge, qui, de roman en roman1 invite à un lent glissement dans le fantastique et dans les profondeurs tourmentées de l’être. La récente réédition de Khanaor vient nous rappeler qu’il s’est aussi aventuré en terres de fantasy. A une époque (1983) où le genre n’était quasiment représenté en France que par la production anglo-saxonne, il fallait s’attendre à ce que Berthelot s’aventure hors de ses sentiers balisés pour en interpréter la partition d’une manière toute personnelle. Vingt-sept ans plus tard, ce roman n’a rien perdu de sa force et de son originalité.
Khanaor : une île que les aléas de l’Histoire ont scindée en quatre territoires — l’Eau, la Terre, le Feu et l’Air — profondément antagonistes. Une terre qui souffre de ces divisions, au point qu’un jour l’équilibre se rompt. Les ressources se tarissent : en Aquimeur, la faune et la flore dépérissent, et la reine Mervine se voit contrainte de réclamer de la puissante Ardamance le sacrifice de quatre de ses mages… Quitte à s’appuyer pour l’obtenir sur la puissance militaire de la Goldèbe, créancière de l’Aquimeur, bientôt réduite au désespoir après des années de mauvaises récoltes. Les tensions montent, la terre de Khanaor en accuse les symptômes et s’empoisonne. Seuls les monts d’Espréol semblent épargnés, mais pour combien de temps encore ?
Au gré des convulsions politiques, alors que la reine d’Aquimeur sombre peu à peu dans la folie, le roi Leuthiag de Goldèbe dans la barbarie et les barons d’Ardamance dans la peur, quelques destins vont se croiser, se mêler, se lier.
Il y a Sigrid, fillette apprentie magicienne lancée à la recherche de sa grand-mère promise au bûcher pour sorcellerie, et l’Anserf, l’esprit de l’île, âme d’un noyé arrachée à la mort qui dans sa souffrance a oublié ses origines ; Kurt, le jeune charmeur de plantes traître à Sigrid, traître à son pays, amoureux du trop beau Raïleh, traître à toutes les causes hormis la sienne ; Judith, mage d’Ardamance, et Craès, l’ermite d’Espréol, prisonniers du passé et impuissants à résoudre le présent…
Chez Berthelot, la fantasy oublie les grands destins, les héros et les batailles, pour plonger au plus profond de l’être. Et le long des chemins secrets de Khanaor se dessinent les paysages intérieurs de ces personnages meurtris par la violence des guerres que savent se livrer corps et esprit, par les violences faites au corps ou à l’esprit, par l’exclusion que vaut, encore et toujours, la différence. Autant de thèmes qui hantent ce roman et toute l’œuvre de l’auteur, portés, ici comme toujours, par un style ciselé, incisif, aiguisé : un scalpel prêt à fouiller nos chairs et nos cœurs pour, à la lumière des équilibres rompus de Khanaor, dévoiler les monstres que nourrissent nos déséquilibres fondamentaux.
Avec ce roman sensible et militant, intensément humain, Francis Berthelot a écrit à lui seul un chapitre de l’histoire de la fantasy en France : une réédition à ne pas rater.
Note :
Et d'éditeur en éditeur — Denoël, Fayard, Flammarion et enfin le Bélial', ce dernier nous promettant une intégrale dudit cycle pour 2012, alors que le huitième opus de la série, soit l'avant-dernier, devrait à cette heure être disponible chez le petit éditeur Rivière Blanche sous le titre de Carnaval sans roi. [NDRC].