Présentée comme « la série de nouvelles la plus récompensée de l’histoire de la science-fiction » par l’auteur même, qui se la pète un peu en postface en tenant le compte des récompenses, Kirinyaga, qu’on qualifiera sans doute de fix-up, est bel et bien une œuvre exceptionnelle méritant toutes sortes d’éloges. Cette nouvelle édition en « Lunes d’encre » complète le recueil original par la novella « Kilimandjaro », sorte de variation sur les thèmes de Kirinyaga, qui avait en son temps été publiée dans Bifrost.
Issue d’un projet avorté lancé par Orson Scott Card, « Kirinyaga », la nouvelle qui a généré tout le reste, devait traiter de l’utopie via un des membres de ladite utopie amplement convaincu de la justesse et de la pertinence de la société idéale dans laquelle il vit — sachant que les mécontents se voyaient toujours offrir une porte de sortie. Ces deux traits particuliers confèrent une certaine singularité au projet utopique ici décrit. Kirinyaga était le nom original, pour les Kikuyus, du mont Kenya, et l’on disait que leur dieu Ngai, créateur du monde, des animaux et des hommes, trônait sur son sommet. Le pays que l’on en est venu à baptiser « Kenya », cependant, n’est guère qu’une vilaine caricature de l’Europe aux yeux de certains, qui refusent de jouer aux « Européens noirs ». Aussi, ils en viennent à militer auprès du Conseil des Utopies pour obtenir un planétoïde terraformé qu’ils nommeront Kirinyaga, et dans lequel ils pourront vivre selon les coutumes ancestrales des Kikuyus, protégées par une charte.
Koriba était un des plus ardents défenseurs de ce projet. Bien qu’ayant fait des études en Europe et en Amérique — ou peut-être, justement, pour cette raison ? —, il entend vivre selon le mode de vie millénaire des Kikuyus sur Kirinyaga. Il sera leur mundumugu, à la fois sorcier et gardien des traditions. La tâche s’annonce rude : dès le départ, Koriba est amené à défendre certains choix éthiques des Kikuyus mal reçus par l’Administration blanche : ainsi, de l’abandon des vieillards et des infirmes aux hyènes, ou encore de la mise à mort d’un bébé né par le siège (et donc démoniaque par essence), sans même encore parler de l’excision des jeunes filles… Mais Koriba est obstiné : à ses yeux, tout ce qui vient des Kikuyus est bon et doit être suivi, tandis que tout ce qui vient des Européens est mauvais et doit être rejeté. Obstiné, le mot est faible : il est totalement borné, oui… Et c’est là un grand atout, une puissante idée de Kirinyaga : se fonder sur ce narrateur délicieusement insupportable, défenseur fanatique de traditions mortifères qui sont en elles-mêmes leurs seules justifications, et dont on peut supposer qu’elles sont bien éloignées des conceptions du lecteur lambda…
Koriba est aussi roublard qu’intransigeant : on ricane un brin en le voyant prier Ngai pour avoir des pluies… et demander une correction orbitale à l’Administration via son ordinateur afin d’être sûr de les obtenir. Parfois, on admire la sagesse et l’astuce du mundumugu — ainsi dans « Bwana », texte malgré tout le plus faible de l’ensemble, de l’aveu même de Mike Resnick. Cependant, les nouvelles les plus intéressantes sont celles qui participent d’une vigoureuse et pertinente critique de l’utopie, en insistant sur l’irrationalité foncière des traditions telles que Koriba entend les défendre à tout prix — et ce, même si elles sont régulièrement des impostures…
Kirinyaga, en effet, porte dans son projet même les conditions de son échec inéluctable. Certains — des enfants particulièrement intelligents — en témoignent assez, provoquant la fureur du narrateur, bloqué dans une attitude de refus perpétuel, quand ils le placent devant ses contradictions et l’inadéquation des traditions qu’il entend défendre au regard de la vie au XXIIe siècle sur un planétoïde terraformé, même « utopique »… On s’interrogera alors sur l’évolution, le changement : une utopie en est-elle toujours une si elle est amenée à connaître des bouleversements ?
« Kilimandjaro », qui se déroule un siècle plus tard, est une variation de Kirinyaga, et en prend assez logiquement le contrepied. Cette fois, ce sont les Masaïs — voisins kenyans des Kikuyus — qui entendent bâtir leur utopie, en tirant les leçons de l’échec de Kirinyaga. Le narrateur, David ole Saitoti, un historien, porte un regard bien différent de celui de Koriba sur les évolutions de son monde. « Kilimandjaro » présente dans ses brefs chapitres des problèmes qui trouveront solutions — via le compromis, cette notion, à distinguer de la compromission, que Koriba ne semblait pas à même de concevoir, tout étant pour lui tout blanc ou tout noir. Même si, là encore, la question de l’évolution se posera… On reconnaîtra toutefois que cette novella a quelque chose d’un brin naïf, et de pas très convaincant, après l’intelligence suprême de Kirinyaga : il y manque un certain vieillard borné pour incarner l’opposition… Très dispensable, donc.
Il n’en reste pas moins que cette réédition est tout à fait bienvenue. Si la plus-value de « Kilimandjaro » est assez négligeable, Kirinyaga est par contre en soi une brillante réussite, de ces textes qui amènent à réfléchir, et qui constituent souvent le meilleur de la science-fiction.