La Koinè désigne en général une langue véhiculaire mais, ici, elle prend le sens de « commune », évoquant par exemple celle de Paris en 1871. Dans le roman de Mélanie Fievet, c’est une eutopie née d’une révolution, qu’on suppose violente, en réponse à la crise climatique et à la montée des eaux subséquente. Cette société égalitaire est fondée sur le partage et la mise en commun des ressources ; le travail y est limité à quatre heures quotidiennes. Elle nous est décrite dans quelques courts chapitres, sortes d’interludes au récit, par un chœur qui semble sorti d’une tragédie grecque. Il raconte l’histoire de la Koinè, son organisation, son aspiration à être un modèle pour le reste du monde, sa crainte que celui-ci ait disparu englouti sous les eaux.
Le problème avec les utopies, c’est que si tout va bien, il n’y a pas d’histoire à raconter. Il faut donc aller dans les marges, les petits défauts périphériques pour trouver un point saillant auquel accrocher une intrigue : l’autrice va s’attacher aux exclus de l’eutopie. La société idéale ne se bâtit pas sans créer des dégâts, et le bonheur ne convient pas à tout le monde. Reléguant la société utopique à l’arrière-plan, l’action se déroule dans un lieu voué à l’abandon, avec des protagonistes qui n’ont pas pu, ou pas su, recueillir les fruits de la révolution. On retrouve ici la logique de Collision par temps calme de Stéphane Beauverger (dans la même collection) : une histoire naît parce que même l’eutopie la plus réussie ne peut intégrer tout le monde.
Les protagonistes de Koinè sont des marginaux, des personnages abîmés (un schizo- phrène accro aux jeux vidéo, une femme endeuillée, un héros de la révolution hanté par ce que celle-ci a exigé de lui). Ils ont quitté les Plateaux où s’est installée la communauté et se retrouvent dans « la Ville », une cité en décrépitude du monde d’avant.
Le texte donne tour à tour la parole à ces trois inadaptés échoués dans une pension. Leurs récits, d’abord parallèles, vont s’emmêler pour tisser une histoire commune à laquelle se joindra la voix du réceptionniste. L’autrice entretient une intéressante ambiguïté entre le récit et le monde : le texte crée le monde autant qu’il le décrit. La Koinè désigne à la fois cette nouvelle société et la langue qui permet de la dire. L’un des personnages considère que « ses histoires empruntaient des branches mineures du Texte » (p. 33).
Il y a également un côté volodinien dans ces personnages abîmés par les bouleversements politiques et hantés par un être aimé, parti ou suicidé, ou encore dans l’irruption soudaine de la violence qui se produit à la périphérie du récit dans une indifférence teintée de fatalisme.
L’ambiance de cette pension pour inadaptés et de cette ville qui tombe en lambeaux est prenante, servie par une écriture très travaillée qui prend son temps pour dérouler l’intrigue. Celle-ci demeure longtemps confuse, ce qui gêne un peu la lecture de Koinè, et lorsque, vers la fin du roman, l’un des personnages s’exclame : « C’est quoi cette foutue lettre ? C’est quoi cette éruption ? C’est quoi ce mec qui est mort ici et personne sait pourquoi ? C’est quoi tout ce bordel ? » (p. 90), il exprime les sentiments du lecteur. Même si quelques éclaircissements viendront dans les dernières pages, il faut donc accepter de se laisser porter par le style, l’ambiance douce-amère et le rythme lent tout en restant dans le flou, dans le suggéré.
Malgré cette réserve sur l’histoire elle-même, cette novella retient l’attention par sa façon de dresser le portrait en creux d’une eutopie, où la réussite se devine à travers ce qui est montré de l’échec.