John CROWLEY
L'ATALANTE
512pp - 26,50 €
Critique parue en août 2020 dans Bifrost n° 99
Dans un futur plus ou moins proche, cataclysmique, un homme veuf recueille dans son jardin une corneille à la joue blanche. Mais c’est tout autant elle qui l’a choisi, afin qu’il devienne le narrateur de ses propres récits. L’oiseau se nomme Dar Duchesnes, « Du Chêne près de l’herbe », et est immortel. Elle est cette très vieille corneille qu’évoquent dans leurs mythes les Amérindiens, « Corneille à l’origine des corneilles ». Dar Duchesnes accumule les morts qui sont oubliées au fur et à mesure, mais à chaque résurrection « il retrouve un peu plus de lui-même que la fois précédente ». L’oiseau est le témoin des différents âges de l’humanité. Les débuts des deux-pattes qui progressivement évoluent en se dotant de compagnons, chiens et chevaux, mais aussi de constructions et de rituels. Le Moyen Âge dont les prêtres tiennent la corneille pour un oiseau noir de mauvaise augure, ce qui n’empêche pas Dar Duchesnes d’apprendre le sens de paroles nouvelles, « Foi. Prière. Saint. Paradis. Enfer » auprès d’un Frère dont il partage l’exil. La corneille ira avec les Saints par-delà l’océan, vers le grand pays qui se situe « côté bec ». Elle vivra avec les Amérindiens et sera proche d’Une-Oreille, solitaire recueilli comme lui. Puis arrivent les Blancs et s’ensuit la guerre et sa mécanisation, aussi bien des comportements que des engins de destruction. Mais au travers des époques se maintient une constante, la corneille est le passeur entre Kra royaume de son espèce, et Ymr royaume des humains. Moins des endroits qu’une double condition, « Ce pays-là, c’est lui qui vient à soi. On y va en restant où on est », ils permettent le voyage dans le temps et l’espace, d’une partie d’un monde à l’autre, d’un monde à d’autres…
Ainsi que l’évoque Patrick Gyger dans sa belle préface, John Crowley a pâti chez nous d’une infortune littéraire, depuis l’édition inachevée d’Ægypt en 1996, et dix ans après avec la tentative de relance non concluante, la même année chez deux éditeurs, de L’Été Machine et Le Parlement des fées. Avec la publication de Kra, L’Atalante propose moins un retour qu’un rappel : John Crowley est l’un des plus ambitieux auteurs vivants de l’Imaginaire. Dans sa démarche et son exigence, le romancier est d’ailleurs comparable avec un autre grand oublié, John Gardner, dont Le Songe d’Agathon et Grendel entretiennent des affinités thématiques et formelles avec Ægypt et Kra.
Crowley dévide en un style envoûtant une réflexion sur la mort, avant tout celle des êtres aimés et la difficulté à leur survivre lorsqu’ils sont « morts, archi-morts », formule qui revient régulièrement comme un claquement de bec. La mort qui est habituellement donnée comme horizon assuré, et que pourtant corneille et narrateur peinent à atteindre. Dans un entrelacs d’existence, Dar Duchesnes offre les cadavres des humains à son espèce afin qu’elle s’en nourrisse, lui assurant la vie, et ouvre aux humains le royaume des morts. Ce maillage de vies est aussi celui des deux narrateurs, humain racontant le parcours d’une corneille qui évoque le cheminement humain.
L’addition de narrateurs, et d’un lecteur supposé qui apparaît tardivement dans le récit, est également pour Crowley l’occasion d’interroger le pouvoir de dire, puisque « les mots sont plus grands que leurs sens et capables de vivre sans eux ». La maîtrise des mots fait la conscience et renvoie au récit de la Genèse qui voit Adam devenir pleinement humain en nommant les êtres et les choses. Crowley revisite ce récit fondateur via un mythe amérindien. De même fait-il référence à l’Épopée de Gilgamesh et la perte de l’immortalité, le mythe d’Orphée lorsque Dar Duchesnes tente de ramener son aimée des Enfers, Esope et son bestiaire fabuleux, le Voyage du saint abbé Brendan qui emmène ici un jeune cuisinier de bord jusqu’en Amérique, ou encore la figure de Tirésias avec Toque de Renard, shaman ni homme ni femme.
Au livre II des Essais, Montaigne disait la difficulté à poser la question « Qu’est-ce que l’homme ? » puisqu’elle désigne aussi bien l’individu que l’espèce. De même est-il malaisé pour l’être humain d’être à la fois le sujet interrogeant et l’objet interrogé. Cette préoccupation profondément humaniste, John Crowley la fait sienne en permettant d’y répondre par notre alter-ego corneille.
À n’en pas douter, Kra s’impose déjà en classique.