Manuela DRAEGER
L'OLIVIER
19,00 €
Critique parue en août 2020 dans Bifrost n° 99
Kree, c’est ce qu’on appelle une dure à cuire, une vraie. Du genre de celles qui ont « survécu à la guerre, à la faim, à une succession incessante de dangers, à des combats rapprochés, à d’interminables années de solitude, à la perte de tout repère moral, à l’errance en territoire ennemi ». Mais « dans le monde d’après l’agonie », celui des ruines laissées par « la guerre terminale [puis] les guerres noires [et] les troubles qui avaient couronné les guerres », on finit toujours par rencontrer son destin. Y compris l’implacable Kree pour laquelle il semble prendre la forme d’un coup de fusil fatal, tiré par « un salopard mangeur de chiens ». Dans ce futur dont le qualificatif de dystopique peine à dire la noirceur hallucinée, même la mort n’est plus promesse de réconfort.
Soumise à la loi du bardo – celle édictée, dans le temps d’avant les catastrophes, par le Livre des morts tibétain –, Kree rend son dernier souffle… puis revient à elle, en un monde aussi tragiquement poisseux que le précédent. Dénuée du moindre souvenir de celui-ci, elle se glisse dans sa nouvelle (non) existence sans autre forme de procès. Après avoir erré dans « cet espace noir, inconnu et bizarre », Kree finit par rallier une cité évoquant Stalingrad au lendemain de la bataille fameuse.
Ce fantôme de ville est sous la coupe des « mendiants terribles ». Ils s’efforcent d’y instaurer une « égalité fraternitaire radicale » à coup de slogans communistes, de rituels shamaniques… ou de pelles. Ces hybrides inédits de commissaires politiques et de shamans éliminent sans pitié celles et ceux leur semblant faire obstacle à l’érection de leur paradis socialiste. Mais dans la nuit sans fin du bardo, il y a sans doute pire endroit où échouer. Kree se résout donc à rester là, parvenant même à se ménager de fugitifs moments de bonheur avec quelques « frères et sœurs de désastre ». Qu’ils soient humains comme Myriam Agazaki, guérisseuse de son état, et Griz Uttikuma – fraîchement « rééduqué » par les mendiants terribles –, ou animaux telle la chienne Loka. À moins qu’ils ne tiennent un peu des deux à l’instar du trio mutant formé par Jeune Blatte, Loqueteuse et Carbonisé, rencontré par Kree lors d’une transe sorcière. Mais dans le Bardo, tout est appelé à disparaître. Et Kree pressent que, bientôt, elle entrera « dans la déchéance d’un nouveau bardo » …
Signé Manuela Draeger (l’un des hétéronymes d’Antoine Volodine), ce très formidable Kree s’inscrit dans l’univers de Terminus radieux. Répondant comme ce dernier aux règles du post-exotisme – ce mouvement littéraire forgé de toutes pièces par Antoine Volodine –, Kree fait de l’oxymore sa clef de voûte littéraire. Le livre oscille constamment entre puissantes envolées imaginaires et vérisme le plus sordide, entre bizarrerie cauchemardesque et bouleversants éclats d’humanité. Ainsi, Kree s’impose comme un extraordinaire hybride de SF post-apocalyptique et de littérature du goulag. Autant de cadres narratifs qu’unit une écriture aussi splendide, lorsqu’elle se fait visionnaire, que saisissante quand elle évoque l’abjection. Poétique et politique, Kree touche au plus terriblement vrai des catastrophes du monde contemporain, tout en sauvegardant la possibilité de la beauté comme de la bonté. En ces moments d’extrême inquiétude qui sont les nôtres – cette critique est contemporaine, entre autre crises, de la pandémie du COVID-19… –, Antoine Volodine offre avec Kree un magnifique viatique.