Kwaidan est un livre important : à l’aube du XXe siècle, le petit recueil de l’écrivain bourlingueur Lafcadio Hearn, qui avait enfin trouvé « son » pays où s’arrêter, faisant face au soleil levant, a fait office de passeur, initiant un Occident curieux de ce mystérieux pays qu’était le Japon à une tradition fantastique originale et dont il ne savait rien. Pour autant, le livre n’a pas laissé les Japonais eux-mêmes indifférents, qui ont parfois redécouvert ainsi des légendes plus ou moins fixées ou oubliées selon les cas (« Yuki-Onna », notamment, l’histoire de « la femme des neiges »), dès lors gravées dans le marbre par la magie de l’écrit. Une référence qui perdurerait là-bas, ainsi qu’en témoigne le très beau film Kwaidan de Masaki Kobayashi, dont le segment « Mimi-Nashi-Hôichi », notamment, rend à merveille la pureté, l’élégance et la force du texte original.
Au-delà, le recueil contient autant de saisissantes (et brèves) histoires de fantômes japonais, qui peuvent tour à tour susciter l’effroi ou le rire, ou encore la mélancolie. Et pourtant, de « Rokuro-Kubi » ou« Mujina », têtes volantes ou créatures sans visage, au « Rêve d’Akinosuké », errance parmi les insectes à l’occasion d’une bienheureuse sieste, et autant de variations sur les amours impossibles ou le sens de l’amitié, le recueil conserve une certaine cohérence, que la passion visible de l’auteur, et son profond respect pour son sujet, suscitent et entretiennent.
Ce qui ne lui interdit pas des approches différentes sur le tard – ainsi avec la parabole « Hôrai », ou, surtout, ses longues « Études sur des insectes », qui concluent le recueil : papillons, fourmis – même ces satanés moustiques – y acquièrent des traits délicatement mythologiques et moralement édifiants.
Aujourd’hui comme alors, Kwaidan est une invitation au voyage et à la découverte, au prisme du fantastique. Mais dans quelles conditions ? Le recueil a été traduit il y a longtemps de cela (mais le texte est toujours aisément disponible) en français par Marc Logé – qui a réalisé un travail admirable, dans une langue très élégante, mais a semble-t-il opéré çà et là quelques « coupes » (outre l’étonnante absence de « Hi-Mawari », très belle réminiscence enfantine, exceptionnellement non japonaise, qui réintègre ici le recueil). Ce qui pouvait légitimer une nouvelle traduction ? Sans doute…
Hélas, le travail de Jacques Finné est au mieux… contestable. Sa langue est moins élégante que celle de Marc Logé, globalement, mais le vrai problème est ailleurs : cette nouvelle traduction est percluse de grossières erreurs, et ce dès « Mimi-Nashi-Hôichi », qui ouvre le recueil – un contresens que rien n’explique, et qui n’incite pas à la confiance pour la suite, non exempte de semblables boulettes.
Mais il y a pire – car le paratexte de Jacques Finné est tout bonnement affligeant, tout particulièrement cette postface traitant des « fantômes extrême-orientaux » qui, sur la base d’un corpus ridiculement mince, multiplie les généralisations abusives fourrant Chine, Japon et Vietnam dans un même panier essentialiste, en perpétuant de vieux mythes datant du « péril jaune » ; autant d’illustrations de la totale inculture du postfacier en la matière, qui n’entame en rien son aplomb de vieux sage à qui on ne la fait pas. Ses propos bornés sur les femmes (ce qui inclut les Femen, parfaitement !) en rajoutent encore, mais à vrai dire la coupe est pleine depuis longtemps déjà, à ce stade.
Kwaidan est un livre splendide – mais ne le lisez pas dans cette édition ; elle est peu ou prou criminelle.