Le monde est soutenu par un pilier qui plonge dans l'Abîme et, autour de ce pilier, est lové le Léviathan. Une telle cosmogonie pourrait être à la base d'une fantasy drôle et loufoque — suivez mon regard — mais il n'en est rien. Cette cosmogonie-là est à prendre au pied de la lettre. Telle que. Et sur ce monde des plus bizarres arrive un homme qui n'en est pas un, un androïde qui n'a ni nom ni mémoire…
Croisement de thèmes rebattus depuis des lustres ? Peut-être. Mais certainement jamais interprétés de la sorte. Sous les atours familiers du roman se cache un conte, voire un poème. Ce monde en forme de table d'échecs voit s'affronter Rouges et Noirs depuis des temps immémoriaux et résonne davantage comme un théâtre toujours vide où les acteurs répéteraient sans fin. Théâtral. C'est le mot. Sous ce monde-plateau, sous l'œil mort comme une caméra de quelque démiurge absent ou endormi, distant surtout, se réitère le drame, shakespearien dans la tragique ampleur de son éternel recommencement. Shakespearien aussi dans ses fantômes pitoyables et ses trahisons, dans ses luttes fratricides et triviales, dans la folie qui habite les puissants. Tragique à l'instar de ces pièces que l'on redresse sur l'échiquier aux côtés des rois pour y mourir à nouveau et encore… en proie à une fatalité déraisonnable et maligne, tapie au balcon, qui se gausse.
Une fatalité qui triche ; introduisant ses propres pièces, ce Visiteur, ces justes et leur Pistolet. En dernier lieu, John Crowley rompra le cycle de la tragédie et Nod, nouveau Prométhée, lancera ce monde sur sa tangente pour le meilleur et pour le pire.
L'auteur reste on ne peut plus circonspect sur la question ; mais, au moins, le sort des hommes, bon ou mauvais, sera-t-il désormais entre leurs mains.
Cette œuvre étonnante, ce poème de sang et de fureur, est sans équivalent dans la science-fiction moderne, ainsi que le proclame la quatrième de couverture. C'est un bon livre, peut-être trop, que l'on peut détester. Ce sera aussi un livre difficile même si on l'adore, l'exact opposé d'une littérature de divertissement facile, un exercice intellectuel et un hommage puissant au maître elizabethain nourri d'une plume racée, et peut-être néanmoins un livre détestable. C'est bien sûr un livre qu'au risque de l'abhorrer, il faut lire. Le critique ne pouvant être ici que d'un piètre secours. Et même si, en dernier lieu, vous détestez L'Abîme, ce livre ne vous laissera pas moins l'impression d'en avoir eu pour votre argent.