Dans le monde post-capitaliste de la transparence, l’internet est libéré des malfaisants qui y déversaient leur venin, mais aussi des faiseurs d’infox dont les élucubrations délétères contribuaient à nourrir les émotions contradictoires du quidam. On y évolue désormais dans une virtualité safe et bienveillante, la publicité de ses données personnelles ouvrant droit à la citoyenneté numérique. Pucé, gratifié d’un revenu universel et informé sans aucun filtre, le citoyen est ainsi libre de suivre les débats qui animent l’opinion, de s’abonner à des cours en ligne pour enrichir sa culture et de se conformer aux suggestions d’achat ou de rencontres indexées sur les évolutions de son métadicateur dont la valeur est déterminée par ses interactions sociales. Dans la société de la transparence, aucun secret ne vient rompre le pacte social ou entretenir les théories du complot et le bruit blanc des clashs à répétition. On y polémique seulement autour de l’anonymat limité à la vie off-line, une part de l’existence qui, même si elle se réduit à la portion congrue, demeure l’ultime bastion des opposants à la transparence totale. Dans cet avenir progressiste où l’on prône les vertus de l’humanisme, de l’inclusion et de l’éco-responsabilité, bien peu trouvent à redire de tout cela, sauf peut-être les Obscuranets, dangereux activistes dont les actions instillent le doute, car malgré la transparence, on vous ment.
Avec L’Absence selon Camille, Benjamin Fogel clôt une trilogie où se conjuguent avec bonheur les nécessaires réflexions autour de l’impact des technologies numériques sur notre vie et nos libertés. Le propos de l’auteur est assez subtil, laissant entendre que tout progrès porte en germe les dérives futures de notre société. Louée en termes élogieux à notre époque, l’exigence de transparence s’avère en effet ici une arme contre le besoin d’intimité et l’outil des aliénations de l’avenir. Une transparence transposée jusque dans une prison high-tech dont l’architecture panoptique n’aurait pas déplu à Evgueni Zamiatine. Autour des personnages croisés dans les précédents romans, La Transparence selon Irina (in Bifrost n° 96) et Le Silence selon Manon (in Bifrost n° 105), Benjamin Fogel déroule une intrigue resserrée, ne ménageant guère de temps morts. Il pose des questions, sans apporter de réponses définitives, nous secouant dans notre zone de confort et ébranlant les certitudes. Il ausculte les points de vue des uns ou des autres, disséquant les psychologies et explorant les angles morts de chaque cause, pour mieux dévoiler leur part d’ombre et les nombreux dilemmes qu’elles suscitent. On ne se situe fort heureusement pas dans le registre de la démonstration sentencieuse, mais plutôt dans celui de la dialectique où chaque engagement est jaugé à l’aune des tensions et contradictions qu’il fait naître car, dans le futur de la transparence, l’idéal achoppe finalement sur la perspective d’une dystopie totalitaire.
Entre anticipation et thriller, L’Absence selon Camille réussit donc à renouveler les thématiques des précédents romans, prolongeant sans les ressasser les réflexions qui y ont été amorcées. Pas sûr que Benjamin Fogel ne revienne pas dans cet univers, tant la fin ouverte et la richesse du sujet dégagent les perspectives. Si cela s’avère, nul doute qu’on le suivra les yeux fermés.