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Les critiques de Bifrost

L'Adversaire

L'Adversaire

Emmanuel CARRERE
FOLIO
224pp - 7,80 €

Bifrost n° 28

Critique parue en octobre 2002 dans Bifrost n° 28

La sortie du film de Nicole Garcia avec Daniel Auteuil et François Cluzet est probablement la meilleure occasion de parler de L'Adversaire — ouvrage étonnant qui tient à la fois de l'autobiographie, de l'enquête métaphysique et de la recension précise d'un fait divers abominable, irréel par nombre de ses aspects. Mais commençons par les faits : le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand tue sa femme, ses enfants et ses parents, avant de tenter de se suicider, tout ça pour cacher qu'il vivait dans le mensonge depuis des années. Contrairement à ce qu'il avait toujours dit, il ne travaillait pas à l'Organisation Mondiale de la Santé en tant que médecin. Jour après jour, alors qu'il était censé se rendre à son bureau, il allait se perdre en forêt ou lire dans des bars.

On pourrait se demander pourquoi parler de ce livre dans Bifrost. Je me contenterai de donner deux raisons. D'abord, le caractère incroyable/fantastique de la duperie : pendant plus de dix ans, personne n'a soupçonné que Jean-Claude Romand (qui n'avait aucun revenu mensuel, aucun bureau, aucun diplôme) n'était pas médecin, pas même sa femme ou ses parents ! La seconde raison me semble meilleure : Emmanuel Carrère s'est lancé avec ce livre dans un combat contre le diable (Satan est l'adversaire de Dieu), en utilisant des raccourcis (Jean-Claude = Jésus Christ) qui au lieu d'être fumeux se révèlent audacieux et pertinents, du moins sur le plan de la symbolique. Pour comprendre Satan/Le Mal (que Carrère ne considère pas d'un point de vue strictement catholique), il faut comprendre ses créatures et ses serviteurs. Pour argumenter cet éloge d'un livre réellement bouleversant, sorte de Twin Peaks à la française avec ses forêts jurassiennes impénétrables et ses secrets repoussants, j'en reproduis ci-avant deux courts passages. D'abord un extrait de la première lettre envoyée par E. Carrère à J.-C. Romand :

« Monsieur, […] J'aimerais que vous compreniez que je ne viens pas à vous poussé par une curiosité malsaine ou par le goût du sensationnel. Ce que vous avez fait n'est pas à mes yeux le fait d'un criminel ordinaire, pas celui d'un fou non plus, mais celui d'un homme poussé à bout par des forces qui le dépassent, et ce sont ces forces terribles que je voudrais montrer à l'œuvre. » Page 36.

Puis le commentaire suivant :

« J'ai posté cette lettre. Quelques instants après, trop tard, j'ai pensé avec épouvante à l'effet que risquait de faire sur son destinataire le titre du livre qui l'accompagnait : Je suis vivant et vous êtes morts. » Page 37.

L'Adversaire est un livre indispensable, écrit avec sobriété. Carrère y parle de nous à chaque page, en tentant de comprendre un homme qui a assassiné tous les membres de sa famille et leur avait préalablement menti pendant plus de dix-sept années.

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