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Les critiques de Bifrost

L'Agonie de la lumière

George R.R. MARTIN
LIBRAIRIE DES CHAMPS-ÉLYSÉES
15,50 €

Critique parue en juillet 2012 dans Bifrost n° 67

A l’aube de sa carrière, George R. R. Martin a créé un univers de space opera où s’inscrivent nombre de ses nouvelles, dont la novella Le Volcryn, le roman Le Voyage de Haviland Tuf, et bien entendu L’Agonie de la lumière, qui en est le fleuron.

Des siècles avant que ne débute le roman, l’expansion de l’Humanité dans la galaxie s’est violemment heurtée à deux espèces étrangères, les Fyndii et les Hrangans. Cette Double Guerre a provoqué l’effondrement de l’Empire Fédéral auquel a succédé un long Interrègne durant lequel les communications spatiales entre les mondes ont quasiment disparu. En l’absence de contact avec les autres mondes, les diverses civilisations se sont singularisées. Cette perspective historique est indispensable à la bonne compréhension du roman (à ce titre, on conseillera de lire plutôt deux fois qu’une, et de s’y reporter aussi souvent que nécessaire, le lexique d’une vingtaine de pages proposé en fin de volume).

Des siècles plus tard, la civilisation a repris son essor. Une planète errante surgie de l’espace intergalactique, Worlorn, suit une trajectoire hyperbolique qui l’amènera à proximité de la Couronne d’Enfer, un curieux système stellaire, peut-être artificiel, composé de l’Œil de Satan — une géante rouge —, et de six naines jaunes disposées à des points troyens les uns des autres. Durant quelques années, Worlorn va devenir habitable, aussi est-il décidé qu’il s’y tiendra un festival des Marches ; un sorte d’exposition universelle pour laquelle chacun des quatorze mondes des Marches construira une cité pour en représenter la culture. Ces mondes sont séparés du reste de la galaxie par la nébuleuse opaque du Voile du Tentateur, et bordés par le noir océan des espaces intergalactiques où nulle étoile ne brille… Le roman commence après la clôture du festival, alors que Worlorn s’enfonce de nouveau dans la nuit intergalactique et n’est déjà plus qu’un monde lugubre et crépusculaire baigné par la lumière de plus en plus lointaine de la Roue de Feu, et où s’attardent les derniers spectres du festival.

C’est sur ce monde mourant qu’arrive Dirk t’Larien, appelé par son ancien amour Gwen Delvano grâce au joyau-qui-murmure… Dirk devra côtoyer deux kavalars qui s'opposent : Bretan Braith et Jaan Vikary…

A la suite des horreurs de la guerre contre les Hrangans s’est développé sur Haut Kavalaan une société dure, machiste et raciste, voire paranoïaque, dont le duel est une coutume fondamentale. Divisée en étaux (qui ne seront pas sans évoquer, pour le lecteur de SF, les Sietch de Dune) plus ou moins progressistes, cette culture repliée sur elle-même a bien du mal à reprendre contact avec le reste de la galaxie. Pour les Kavalars les plus réactionnaires, ceux de l’étau de Bretan Braith, les gens des autres mondes ne sont que des simulacres qu’il faut tuer sans pitié aucune. Alors que sur Haut Kavalaan, les anciennes traditions cèdent malgré tout du terrain, les pires des Kavalars sont venus sur Worlorn agonisante pour s’autoriser à chasser selon leurs anciennes coutumes. Le noble Jaan Vikary, duelliste émérite, qui a étudié l’Histoire sur Avalon, en deçà du Voile du Tentateur, ne l’entend pas de cette oreille et fait tout son possible pour protéger les outre-mondiers des autres Kavalars. Il rejette les anciennes traditions jusqu’à rompre avec son propre étau, pourtant le plus progressiste de Haut Kalavaan, celui de Jadefer.

Ainsi l’intrigue s’articule autour d’une femme, Gwen, évidemment, et de trois hommes. L’un tient son prestige de sa femme et entend le conserver, quoiqu’il y ait bien davantage dans leur relation que ne le comprend la société de Haut Kava-laan. Le deuxième n’a pas encore fait son deuil de leur lointaine relation. Le troisième soupire en secret à ses côtés, sans lui déclarer sa flamme, dans une attitude conforme à sa culture d’origine. Rien là qui ne relève de la science-fiction. Des passions tout ce qu’il y a de plus humaines. Mais celles-ci, prises dans les marées et les remous de la société kavalare en mutation, fournissent la trame d’un roman SF tout à fait somptueux. Le travail sur les personnages, leurs actes et leurs motivations tient de l’orfèvrerie littéraire. Tout est à sa place. Chaque élément joue son rôle comme les pièces d’une partie d'échecs vouée à devenir une inéluctable tragédie. Les personnages ne sont pas de simples vecteurs d’une action somme toute mouvementée qui tient davantage du bonus que des péripéties nécessaires à tenir le lecteur en haleine. L’attention portée aux personnages secondaires, tels Arkin Ruark, ou, comme toujours chez George R. R. Martin, au méchant de service, Bretan Braith, relativise l’importance des têtes d’affiche.

Quand on se prend à regarder les « méchants » que nous propose l'auteur, qu’il s’agisse de la reine Cerseï (le plus beau personnage du Trône de fer avec ses frères), de Val une-Aile dans Elle qui chevauche les tempête, de Bretan Braith ici, ou de l’entité qui sévit à bord du vaisseau spatial dans Le Volcryn, jamais on ne croise la moindre force du mal. La sombre beauté de ces « méchants » tient à ce qu’ils sont le produit d’une histoire et des contingences. On ne naît pas méchant, on le devient. Cette historicité du mal nous le fait toucher du doigt, le « devenir mauvais » est quelque chose que l’on comprend comme pouvant nous arriver. Tout le monde a résisté, nul n’a collaboré… Bien sûr ! C’est ce qui fait que les fictions de Martin sont de ce si beau noir qui fascine tout autant qu’il effraie. Sous sa plume, le lecteur danse sur le fil du rasoir à se vouloir héros au risque de choir dans l’abîme de l’erreur, du mauvais choix, du manque… D’une fatalité qui n'en a que l'apparence. Le mal n’est pas une force métaphysique qui s’empare de vous ; ce sont des faits, des jugements, parfois portés a posteriori, en fonction des aléas de la vie et de l’histoire, de la fortune des armes… Et parfois, au détour d’une phrase, on sent son ventre se serrer. Le mal vous guette. L’honneur vous en garde, au risque de vous piéger…

L'Agonie de la lumière a l’âpre beauté crépusculaire de Worlorn ; il vous laisse un goût ô combien délicieux de cendre et de suie.

Jean-Pierre LION

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