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Les critiques de Bifrost

Critique parue en janvier 2015 dans Bifrost n° 77

À la fin était le Verbe. Peut-être pourrions-nous ainsi résumer ce roman de Ben Marcus qui nous propose une apocalypse du langage ? L'Alphabet de Flammes est le témoignage au passé et à la première personne de Samuel sur une épidémie des plus étranges. Le langage des enfants est devenu toxique pour leurs parents et les adultes en général.

L'un des artifices de l'imaginaire spéculatif consiste à prendre une métaphore au sens littéral. C'est à ce jeu que Ben Marcus s'adonne ici avec une virtuosité étourdissante. Le langage peut faire mal. Il y a des mots qui font mal. Des mots peuvent provoquer une somatisation telle qu'elle conduit à la grande hystérie naguère décrite par Freud. Le trauma psychique pouvant être généré par de simples mots, sans forcément de volonté consciente. Ben Marcus généralise et amplifie le concept. L'épidémie a commencé avec les enfants juifs du Wisconsin puis s'est répandue à travers les Etats-Unis. La parole plus ou moins innocente des enfants et adolescents rend leurs parents et les adultes malades, comme frappés d'une sorte de consomption dont ils finissent par mourir. Ben Marcus pousse dans ses ultimes retranchements l'idée selon laquelle la communication avec les enfants et les jeunes n'a rien de facile et frise parfois l'incommunicabilité. Samuel cherche à extruder une alternative au langage afin de renouer une forme de communication avec sa fille Esther. C'est une quête éprouvante, pour le lecteur également, qui le confronte à Murphy au long de la deuxième partie.

L'Alphabet de Flammes n'a rien d'un roman d'accès facile. Le témoignage de Samuel est d'autant plus glaçant qu'il est livré sur un ton froid où le narrateur intellectualise son propos sans chercher à faire part de son ressenti. C'est paradoxalement un livre qui n'a pu être qu'écrit et ne peut être que lu et ne saurait être transposé dans un autre média sans être gravement dénaturé. Les événements restent à l'arrière plan d'une problématique concomitamment liée au style que Marcus prête à son narrateur. Le roman est truffé, faudrait-il dire perclus, de métaphores. La chronologie distordue rappelle celle de Notre île sombre de Christopher Priest pour un effet comparable. La description clinique récurrente des symptômes confère au livre une atmosphère oppressante et dérangeante qui évoque parfois Daniel Walther et engendre un malaise prégnant qui entre en résonnance et s'amplifie avec l'idée de ne plus pouvoir communiquer avec ceux que l'on aime sans souffrir et mourir. Un malaise qui s'apparente à la confrontation à la maladie d'Alzheimer.

Dès les toutes premières lignes, le lecteur se voit projeté dans un univers à l'inquiétante étrangeté. Rapidement, ce n'est plus « simplement » notre monde en proie à la toxicité du langage infantile car derrière se profile l'univers pour le moins bizarre des juifs sylvestres. Etrange congrégation qui reçoit en couple l'enseignement du rabbin Burke dont les sermons remontent de la terre dans une cabane perdue au fond des bois via une radio molle reliée à un réseau souterrain qui fait à la fois penser aux réseaux pneumatiques qui équipaient jadis les grandes villes et à la console de jeu biologique d'eXistenZ. « Le véritable enseignement juif n'est pas destiné à la consommation de masse, aux groupes, ne doit pas être corrompus par sa communication. Propager des messages les dilue. Même les comprendre les compromet. » (p. 59) Ainsi, les deux pôles d'étrangeté du roman semblent se faire l'écho l'un de l'autre. A travers la jungle foisonnante de langage qui constitue le roman de Ben Marcus se distingue la lancinante question de savoir ce qui reste de notre humanité lorsque la parole s'est perdue et que même ce qui en constitue l'aspect le plus essentiel, à savoir la communication avec les être qui nous sont chers, n'est plus possible.

Ce roman qu'il faudra sans doute lire et relire encore pour en extraire tout le suc est sans aucun doute l'un des livres les plus importants de l'année. L'un des rares qu'il semble vraiment essentiel de lire.

Jean-Pierre LION

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