Ada Palmer est sur le point de clore, en France, la série «Terra Ignota ». Le premier tome de ce récit hors norme, Trop semblable à l’éclair, paru outre-Atlantique en 2017, fut découvert par le public français en 2019 (cf. Bifrost n° 96). L’autrice effleurait alors du bout du doigt, avec lui, le prix Hugo du meilleur roman. Trois ans et quatre volumes plus tard, toujours porté par le travail impeccable de Michelle Charrier, l’Hexagone n’a pas tout à fait fini d’entendre parler d’elle, et pour cause : Le Bélial’ délivre la première partie de l’ultime tome de la série, la seconde étant attendue en octobre 2022.
Le troisième volet, La Volonté de se battre (cf. critique in Bifrost n° 102), laissait un monde sur le point de connaître une nouvelle guerre à l’échelle du monde après une période de paix longue de plusieurs siècles, et un chroniqueur aussi usé qu’instable. Cette quasi-utopie semblait alors se résigner tout entière à traverser l’épreuve à laquelle la livrait son autrice, inspirée par Thomas Hobbes et son Léviathan. Ce dernier volume s’ouvre donc bel et bien sur la guerre, exposant longuement, sous la plume du neuvième Anonyme, les mille et une facettes du conflit. Attestant du goût de l’historienne pour l’expérimentation, le récit tire toutes les conséquences du décor installé dans les volumes précédents. La cohérence est là.
Le travail d’écriture témoigne toujours de la volonté d’Ada Palmer de lier étroitement la narration et les évènements. Là où Mycroft Canner se livrait à un récit personnel, presque intime, le neuvième Anonyme prend le relais d’une chronique dont la rédaction est importante, certes, mais pas prioritaire. Il écrit donc quand il peut, comme il peut, pressé par l’urgence ou interrompu par le danger. Le changement de style, saccadé et bien plus pragmatique, moins inspiré que celui de son narrateur originel, s’en ressent. Un choix à double tranchant : adroit parce qu’il épouse parfaitement les nécessités de l’intrigue, déstabilisant parce qu’il livre le lecteur à une retranscription des évènements pouvant apparaitre fastidieuse par moments. La reprise de son récit par Mycroft opère une digression pouvant renforcer le sentiment qu’Ada Palmer expose de trop nombreux éléments épars, qu’elle tergiverse.
La construction, bien que moins digeste, demeure pourtant d’une logique implacable : il est indispensable que le lecteur ne sache plus à quel saint se vouer, pas même à l’Utopie, aux intentions de plus en plus ambivalentes. Ainsi l’autrice entretient-elle soigneusement l’incertitude tout en portant la tension à un point culminant… sur lequel s’achève cette première partie. L’absence de résolution est d’autant plus cruelle que l’ensemble du livre, dans l’effort d’assimilation d’information qu’il demande au lecteur, tend à l’évidence vers elle. Le choix éditorial de départ se fait donc, chez les lecteurs cantonnés au français, au risque d’un essoufflement du sense of wonder qui a fait les beaux jours de la série. Rappelons cependant que de nombreux éléments plaident en faveur d’une conclusion à la hauteur du chemin parcouru et gageons que l’architecte qu’est Ada Palmer n’aura rien laissé au hasard.