Stephen CHBOSKY
CALMANN-LÉVY
752pp - 23,90 €
Critique parue en octobre 2021 dans Bifrost n° 104
Les USA sont une nation de migrants : qu’elle soit intérieure ou extérieure, la migration appartient donc à l’imaginaire de ce pays. Ce n’est donc pas une surprise si L’Ami imaginaire commence par une migration, celle d’une mère et de son jeune fils. Celle-ci tient de la fuite, même s’il s’agit en réalité de trouver un nouveau départ pour s’épargner la misère et le déclassement. Les USA sont aussi une nation marquée par les inégalités sociales : Kate et Christopher appartiennent à l’une des classes les plus basses — celles qui sont piégées dans les hôtels miteux, les écoles de seconde zone et autre gig economy. Christopher possède par ailleurs le handicap d’une dyslexie non corrigée, qui le rend presque inapte aux études et le condamne donc à être un paria dans une civilisation d’écrit.
Un « ami imaginaire », c’est une construction mentale esquissée par un enfant déçu par la réalité : l’ami imaginaire aide, sait et ne juge pas… Le fantastique, dans ce tableau imaginé par un auteur à qui Steinbeck semble tenir lieu de surmoi, ne se greffe ni ne s’infiltre au réel : le postulat de L’Ami imaginaire est qu’il existe une réalité alternative où vivent des entités inquiétantes, certaines cherchant à faire venir à elles les habitants du monde réel. Coopérer avec elles, comme Christopher le découvre, est une garantie de changement : attiré dans leur monde par une bizarrerie météorologique, libéré par un être que les adultes autour de lui interprètent comme un ami imaginaire, il en sortira guéri de sa dyslexie et deviendra un vecteur de chance. Dans un univers tout aussi stratifié que la société des USA, on n’a toutefois rien sans rien… et l’ami imaginaire de Christopher lutte contre une entité antagoniste.
L’être humain a-t-il sa place dans un univers où coexistent et s’interpénètrent différentes réalités ? Dans Les Enfants du maïs, Stephen King montrait que parfois l’être humain s’incline devant la puissance d’ordre supérieur ; dans Ça, il racontait au contraire l’histoire d’une rébellion réussie. On retrouve dans L’Ami imaginaire un peu de ce choix contradictoire — entre l’adoration ou la révolte — imposé aux protagonistes humains. On regrette le côté brouillon et convenu de la cosmogonie esquissée ici. Le conflit dans le monde imaginaire s’exporte vers le monde réel, pour le malheur de l’humanité, sans que la nature des entités impliquées soit explicitée. Une des phrases de ce roman — sans nul doute provocatrice pour certains — en constitue l’une des clés, le prénom du protagoniste en étant une autre : l’un des personnages pense que le Christ aurait pu avoir été crucifié… « pour complicité » ! En fin de compte, L’ami imaginaire s’avère être un roman bien trop long pour son propre argument : les coups de théâtre lassent le lecteur, l’usage désordonné des majuscules l’agace, la conclusion l’achève.
Migration, strates sociales, années 10 du XXIe siècle et entités inquiétantes : il y avait sans nul doute beaucoup à faire avec ces postulats. Le principal défaut du roman d’horreur qu’en a tiré Stephen Chbosky est toutefois de ne pas faire peur.