Voici un livre rusé. On y trouve de l'amour, et des dinosaures — ou plutôt, un seulement — mais l'essentiel de l'action ne s'y déroule pas au Crétacé ; et de toute façon, l'intrigue finit par s'effacer devant d'autres éléments du roman.
Owen Vannice est un richissime fils de famille. Mais c'est la gloire scientifique qu'il désire, et il se sert de la fortune de ses parents pour se faire inviter dans une station expérimentale paléontologique et ramener à travers le temps une jeune apatosaure, Wilma, à la capacité crânienne remarquable (elle est au moins aussi intelligente qu'un lapin). Il compte en faire le sujet d'une expérience confirmant ses théories sur le développement adolescent... mais peu importe.
Les transports de spécimens entre les époques sont-ils légaux ? Pas trop, mais quand on a de l'argent, c'est un détail. Et c'est à l'argent d'Owen que s'intéressent beaucoup deux escrocs du voyage dans le temps. Voici une proie beaucoup plus juteuse que les habituels touristes grassouillets pour Genevieve et son père August. Problème : Genevieve, chargée comme d'habitude de séduire le pigeon, se prend au jeu, à la fois repoussée et attirée par la gaucherie et la goujaterie d'Owen (bon spécimen de développement bloqué à l'adolescence).
L'intrigue de base est connue, mais autant Genevieve qu'Owen sont des personnages complexes et attachants. La première est une arnaqueuse qui balance entre un sentiment paradoxal pour Owen et les injonctions de son père, aigrefin endurci. Le deuxième clame haut et fort qu'il s'oppose à l'exploitation commerciale du passé... tout en se pardonnant son propre rapt d'apatosaure. Mais sa sincérité n'est pas en doute quand il finit par se rebeller contre ses parents, tous les deux obsédés par leur carrière commerciale, et tout aussi méprisables qu'August en fin de compte.
Le livre est avant tout captivant du fait de l'arrière-plan décrit, celui d'un passé dont des fragments divergents, les « moments-univers carbonisés », ont été colonisés par les gens du futur, dans des buts strictement commerciaux : exploitation minière, enlèvement de personnalités célèbres (Kessel avoue sa dette à la nouvelle « Mozart en verres miroirs »), et surtout tourisme. La description du Jérusalem de l'an 40, avec ses rocades pour les 4x4 d'excursion, ses hôtels à Jacuzzi et ses marchands de souvenirs, glisse vite du burlesque au cruel. On y retrouve bien l'ambiance des zones touristiques du tiers-monde d'aujourd'hui, où richesse côtoie pauvreté avec une inédite insolence.
Le livre s'arme de farce pour dévier vers l'ironie, et une dénonciation parfois très didactique de la mondialisation capitaliste. Et ça passe ! Kessel sait se couler dans le style oratoire des figures historiques qu'il met en scène (Yeshu, de Nazareth ; Abraham Lincoln) ; et surtout il sait nous attacher au destin, pathétique de prime abord, puis admirable, d'un personnage à l'image finalement moins forte, Simon le Zélote. Il n'est pas, dans le moment-univers que traversent Owen et Genevieve, devenu l'Apôtre Pierre, et c'est à mon sens la création la plus poignante du roman.
À partir d'un matériau tiré de diverses sources (au-delà de Sterling et Shiner, on pense à Sheckley, voire à Roméo et Juliette...) et de positions politiques familières (il y a trente ans en France, on aurait dit « chrétien de gauche ! »), Kessel a tissé un roman extrêmement réussi, lisible à tous les niveaux.