Il est toujours agréable de découvrir, longtemps après, un texte resté inédit. D’autant qu’ici, l’attente a été longue : ce roman a été initialement publié à Barcelone en 1887. Un délai assez incompréhensible, car nous avons affaire à l’un des premiers, sinon le premier récit de voyage temporel. Et quel récit ! Truculent, érudit, bien troussé. Cela, en grande partie, grâce au travail remarquable de Sophie Vallez, la traductrice, qui a dû adapter pour le lecteur français moderne les nombreux jeux de mots et les multiples références passées dans l’oubli depuis longtemps. Très enlevé, L’Anachronopète débute à l’exposition universelle de Paris en 1878. Un savant espagnol, Don Sindolfo Garciá, est le centre de toutes les attentions : il prétend avoir inventé une machine à voyager à travers le temps. Ainsi, après une brève conférence où il explique de façon plus ou moins scientifique le principe de son engin, le voilà qui décolle pour un passé qu’il espère meilleur. Car cet homme n’est pas guidé par l’amour de la science. Loin de là ! Dans la tradition des barbons des pièces de théâtre (L’Anachronopète était à l’origine une zarzuela, avant d’être un roman), notre héros est tombé amoureux de sa jeune nièce, placée sous sa responsabilité. Or, celle-ci lui préfère, et on la comprend, son cousin, le beau capitaine des hussards. Aussi, Don Sindolfo invente-t-il l’anachronopète (nom curieux, surtout pour des oreilles françaises, dont l’étymologie grecque est expliquée de façon convaincante dans le cours du récit) dans le seul but de retourner dans une époque où il pourrait forcer, légalement, sa pupille à l’épouser. C’est que notre homme se montre respectueux de la loi ! Faute de pouvoir la changer, il cherche donc une société plus favorable aux hommes et à leurs désirs.
Ce prétexte trouvé, l’auteur entraîne son lecteur dans des aventures picaresques pleines de trouvailles. Les voyageurs filent d’un évènement célèbre à un autre, connaissent des mésaventures variées et toujours justifiées. C’est la force d’Enrique Gaspar. Alors qu’il se laisse parfois aller dans des inventions à la limite du raisonnable, il trouve à chaque fois une explication pseudo-scientifique qui lui permet de retomber sur ses pieds. Et cela passe à merveille, tant le récit possède rythme et allant. Certes, certains passages, où l’auteur plastronne un brin en étalant sa connaissance (en partie dépassée aujourd’hui, mais pas tant que cela) des civilisations précédentes (chinoise et romaine, entre autres), ralentissent considérablement l’action. Mais n’est-ce pas la loi du genre à cette époque ? Imagine-t-on les romans de Jules Verne sans leurs pages de description ? Enrique Gaspar s’avère beaucoup plus digeste et, avec L’Anachronopète, il offre à ses lecteurs du XXIe siècle une belle surprise. Servi par une postface brève mais riche de Xavier Mauméjean, ce roman méritait à coup sûr ce voyage à travers les décades jusqu’aux tables des libraires.