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Les critiques de Bifrost

L'Année du caméléon

L'Année du caméléon

S.P. SOMTOW
LE ROCHER
408pp - 20,90 €

Bifrost n° 38

Critique parue en avril 2005 dans Bifrost n° 38

Bangkok, 1963. Parce que ses parents ne peuvent pas s'occuper de lui (ils sont en fait en mission d'espionnage au Viêt-nam), Justin, douze ans, est confié à ses tantes Nit-nit, Noi-noi et Ning-nong qu'il surnomme « les trois Parques ». La vie pourrait être magnifique dans leur immense demeure bourgeoise, mais Justin a toujours vécu en Angleterre, si bien qu'il ne parle pas bien thaïlandais et lit/écrit encore moins cette langue ardue. Pour résumer, le voilà piégé dans une famille, mais aussi dans un pays, celui de son sang, qui lui sont totalement étrangers. Alors qu'il se trouve à un banquet de deuil, Justin « Petite Grenouille » perd son caméléon, transpercé par le talon aiguille d'une dame. Se trouvant à quatre pattes sous la grande table afin de récupérer sa pauvre bestiole morte, il aperçoit sa nourrice, Samlee, elle aussi à quatre pattes, occupée à téter « l'aubergine » de son oncle (qui exerce la mystérieuse profession de gynécologue). Ignorant tout du sexe et notamment de cette gâterie fort prisée qu'est la fellation, Justin en déduit que sa nourrice est une sorcière et qu'elle est donc en train d'envoûter son oncle qui, d'ailleurs, ne s'aperçoit de rien, préférant disserter sur la beauté des grottes féminines (sujet de conversation que Justin ne maîtrise aucunement, comme de juste). Samlee, une sorcière ? Bien sûr ! D'ailleurs, comment pourrait-il réagir autrement puisque toute sa famille ne cesse de lui parler de fantômes, d'esprits tutélaires et de mauvais sorts ? Fou amoureux de sa nourrice, et donc jaloux des ensorcellements qu'elle prodigue à son oncle, Justin va commencer à espionner la demoiselle, et un soir l'apercevoir en grande discussion avec un magicien au masque d'or. Voilà, en quarante pages à peine, la grande aventure de la préadolescence a bel et bien commencé. Elle sera épicée et pleine de moiteurs humaines et tropicales, constamment étonnante et envoûtante, d'autant plus que Justin a un don : il fait des rêves prémonitoires, des rêves qui lui permettront de sauver pour un temps la vie de son arrière-grand-mère.

En France et à peu près partout ailleurs, S. P. Somtow (Somtow Papinian Sucharitkul, de son vrai nom) n'a jamais été considéré comme un auteur majeur (alors qu'il est un chef d'orchestre de renommée internationale). Pourtant, cet écrivain prolifique, tant dans le domaine de la littérature adulte que de la littérature jeunesse, ne manque pas de talent, ni d'humour. La trilogie vampirique qui l'a rendu célèbre, Vampire Junction, Valentine, Vanitas est plaisante, sans plus ; mais son roman de loup-garou, La Danse de la lune, est excellent ; son recueil Mallworld est du même niveau et sa tétralogie de space opera Les Chroniques de l'inquisition s'impose comme un must du dépaysement à la Jack Vance, non sans former un ensemble un tantinet répétitif. Dans cette production abondante (on l'a déjà dit), L'Année du caméléon fait figure de socle et répond formidablement au meilleur ouvrage de l'auteur : Dragon's fin soup, un recueil de nouvelles « siamoises » malheureusement inédit en langue française.

Prototype thaïlandais de cette formidable littérature de l'altérité qu'est le réalisme magique, L'Année du caméléon s'impose tout simplement comme un roman magnifique ; la magie de l'enfance y règne dans chaque épisode et jusque dans les titres des chapitres, un onirisme bien souvent teinté de pragmatisme boiteux (ou borgne) dans lequel se diluent admirablement bien les mythologies siamoises et grecques, car Justin est un gros lecteur de classiques, un apprenti poète, un futur écrivain. Fausse autobiographie, roman initiatique hilarant, magnifique ode à la tolérance et aux plaisirs de la chair (Justin se pose décidément beaucoup de questions au sujet de son aubergine…), L'Année du caméléon nous rappelle que la lecture est un plaisir avant tout. Ici, un plaisir magique, jouissif et admirable d'un point de vue politique (Somtow n'a pas peur d'afficher ses valeurs : respect de la différence, raciale ou sexuelle, refus de la logique de classes/castes des sociétés asiatiques traditionnelles…). Peut-être la plus belle surprise de ce début d'année 2005, en tout cas un livre à lire si vous êtes un tantinet attiré par l'Asie et ses mystères.

Thomas DAY

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