Hervé LE TELLIER
GALLIMARD
332pp - 20,00 €
Critique parue en janvier 2021 dans Bifrost n° 101
Après avoir essuyé une tempête inédite de mémoire de pilote, le vol Paris-New York AF006 s’apprête à effectuer son atterrissage, en ce 10 mars 2021, avec à son bord ses 243 passagers. Mais les autorités aéroportuaires certifient que l’atterrissage dudit vol a été enregistré… trois mois plus tôt. Vent de panique auprès de tout ce que les USA comptent comme autorités civiles et militaires. Et tout le gotha de scientifiques, d’intellectuels, de religieux et autres savants de se réunir en vue d’élucider cette anomalie déroutante… Trou de ver de Lorentz à masse négative, réplication par photocopieuse et hypothèse Bostrom font partie des conjectures retenues par la communauté scientifique, avec une prédilection affichée pour cette dernière. Qui postule que notre monde serait une simulation informatique issue de notre civilisation future, dont les connaissances technologiques permettront un jour de telles prouesses démiurgiques. Et les enquêteurs d’associer cette anomalie à un potentiel bug informatique, dont l’éventuelle intentionnalité ne cesse d’interroger…
Hervé Le Tellier est l’auteur de plus d’une trentaine de publications touchant au roman, à la nouvelle, à la poésie ainsi qu’au théâtre. Président depuis 2019 de l’Oulipo, notre sieur sait manier la plume, au point de voir L’Anomalie intégrer les sélections finales des prix Goncourt, Médicis, Renaudot et Décembre. Excusez du peu?! Certes, le récit offre son lot de satisfactions au travers de personnages bien campés, d’une intrigue bien ficelée et de questions métaphysiques bien esquissés. Toutefois, il ne soumet pour nos littératures que peu de perspectives étayées. En effet, la divergence mentionnée s’avère à peine exploitée : mathématicien de formation, Le Tellier aurait pu jouer cette carte-là et ouvrir des perspectives abyssales. Il est vrai que les théories de Nick Bostrom mentionnées dans le récit, renvoyant au principe anthropique et aux simulations informatiques, laissent entrevoir des projections fascinantes. Autant d’approches conceptuelles réduites ici à leur plus simple formulation, oblitérant l’ampleur de l’axiome clarkien selon lequel toute technologie suffisamment avancée se montre indiscernable de la magie.
Notre auteur préfère ici prétexter ce point de divergence pour mettre en perspective les questionnements existentiels des passagers du vol AF006 confrontés à leur copie. C’est un choix. Manque une analyse plus approfondie des tenants et aboutissants d’une histoire au capital prometteur pour asseoir totalement notre adhésion. Le récit répond en cela davantage aux exigences d’un excellent synopsis pour La Quatrième Dimension ou X-Files qu’à celles d’une œuvre science-fictionnelle pleinement aboutie. Par l’entremise de ce parti pris phénoménologique, Hervé Le Tellier se contente d’esquisser certaines problématiques, sans pour autant les confronter entre elles. Souhaitons néanmoins à L’Anomalie de remporter l’un des prix susmentionnés, permettant à nos littératures de genre une meilleure reconnaissance, quand bien même celle-ci se ferait par l’entremise d’une publication en «?Collection Blanche?», Gallimard oblige (1)…
Note
(1). Souhait exaucé, le bouquin d’Hervé Le Tellier ayant obtenu le prestigieux et très rémunérateur Prix Goncourt entre la rédaction de ce papier et l’heure où nous mettons sous presse. [NdRC]