[Critique commune à Immobilité et L'Antre.]
Publiés par deux éditeurs différents, Immobilité et L’Antre forment pourtant un diptyque. Il est l’œuvre de Brian Evenson, adepte d’une weird fiction génériquement bigarrée, mais à la forte homogénéité stylistique et spéculative. L’auteur a créé une écriture à la froideur clinique parsemée d’éclats d’une violence parfois extrême. Sobre et irradiant pourtant d’une cruelle tension, cette prose se fait l’implacable médium d’une réflexion sur une (in)humaine condition oscillant entre absurde beckettien et noirceur sadienne.
Ainsi en va-t-il d’Immobilité et de L’Antre, inscrits dans un même univers, futur et post-apocalyptique. Des événements constitutifs du « Kollaps », c’est-à-dire le désastre au fondement des deux livres, on ne connaît d’emblée que des bribes selon la description lapidaire qu’en fait Immobilité. Le point de vue du premier volet de ce diptyque post-apo épouse celui, lacunaire, de son protagoniste Josef Horkaï. Arraché en ouverture du roman à un coma cryogénique l’ayant privé du souvenir du Kollaps, Horkaï s’en avère aussi ignorant que lecteurs et lectrices. Et pour découvrir ce monde frappé d’anéantissement généralisé, il leur faudra donc suivre les pas d’Horkaï…
… ou plutôt ceux des « mules » chargées de transporter à travers la désolation un héros privé non seulement de la mémoire, mais encore de l’usage de ses jambes. Les mules sont des humanoïdes, artificiellement engendrés par ce qui demeure d’authentiques humains. On use de ces esclaves génétiquement modifiés lorsqu’une mission doit être accomplie à l’extérieur de « la ruche », soit le complexe souterrain protégeant de l’atmosphère fatalement viciée par le Kollaps. C’est là qu’Horkaï émerge de sa narcose. Il s’entend alors ordonner par Rasmus, le leader de la ruche, de partir en quête d’un mystérieux cylindre conservé par une autre communauté de survivants. Rasmus explique encore à Horkaï que bien que paralytique, il présente entre autres extraordinaires capacités aux échos transhumanistes celle d’être immunisé face à l’indéterminé poison ambiant. Confié à deux mules nommées Qanik et Qatik, porté tantôt par l’une, tantôt par l’autre, Horkaï s’engage dès lors dans l’amas de ruines qu’est devenu le monde…
Le périple ainsi entrepris donnera tout son sens au titre du roman. N’évoquant pas uniquement l’hémiplégie d’Horkaï, le terme d’Immobilité renvoie encore à la sclérose d’un univers tétanisé par le Kollaps, et surtout à celle de la psyché humaine à l’origine de la catastrophe. Explicitement inspiré par la pessimiste pensée de Thomas Ligotti exprimée dans The Conspiracy Against the Human Race (inédit en français), Immobilité met en scène une humanité à jamais enferrée dans ses erreurs ontologiques. Et de même que Thomas Ligotti voit dans l’extinction par la nulliparité de notre espèce la seule réponse quant à son aberrante existence, Immobilité dépeint une humanité au bord du précipice comme l’heureuse conséquence de l’Armageddon qu’elle a elle-même déchaîné.
Cette peinture de notre annihilation comme un sort aussi inévitable que souhaitable est encore au cœur de L’Antre, l’opus du diptyque le plus complexe car le moins narratif. Prenant la suite chronologique et théorique d’Immobilité, L’Antre condamne tout espoir de conjurer son extinction pour l’humanité. De celle-ci, il ne demeure bientôt plus personne pour assister à la progressive agonie d’un nommé X. C’est-à-dire un humanoïde transhumaniste conçu pour abriter dans son seul corps les esprits de dizaines de personnes. In fine inéluctable, l’effondrement de cet Antre psychique dessine l’horizon d’un anéantissement en réalité salvateur…
Et c’est ainsi une relecture aussi inattendue que troublante du genre post-apocalyptique que propose le toujours iconoclaste Brian Evenson, en faisant de l’impuissance de l’espèce humaine à échapper à la disparition un paradoxal motif d’espoir !