José Carlos SOMOZA
ACTES SUD
409pp - 23,40 €
Critique parue en avril 2012 dans Bifrost n° 66
Dépassés, Les Experts ! Jetés aux oubliettes, eux et leurs microscopes, leurs analyses sans fin ! L’avenir est à la psychologie. Mais pas n’importe laquelle. L’étude des psynomes, basée sur la lecture précise des œuvres de William Shakespeare. Car le dramaturge possédait, à en croire le docteur Gens, une science et une connaissance parfaites de la psyché humaine. Chacune de ses pièces serait la description, l’explication d’une philia, ce par quoi nous sommes, chacun d’entre nous, attirés. Philia d’Holocauste ou de Travail, de l’Ambigu ou de Chair. Si vous êtes philique de l’une ou de l’autre, vous ne réagirez pas aux mêmes stimuli, vous ne tomberez pas amoureux de la même personne. Car les sentiments ne sont pas une affaire de goût ou de gènes. Ce ne sont que des réactions à certains gestes, certaines intonations, certains décors, articulés ensemble avec précision.
Et depuis qu’ils ont fait cette découverte, les gouvernements entraînent, dans le plus grand secret, des appâts. Hommes, femmes, voire enfants s’exercent dans des théâtres, apprennent le pouvoir d’un mouvement de la tête ou du bras, d’un gémissement, la force de la lumière sur un vêtement. Ils développent leurs masques afin d’attirer et de capturer les criminels de tous acabits. Et ces derniers sont nombreux, dans cette Espagne encore secouée par des attentats dévastateurs. Surtout les tueurs en séries. Le Spectateur est l’un de ceux-là. Cruel et terrifiant, tant il déjoue tous les stratagèmes élaborés pour le capturer. Il ne correspond à aucun des modèles mis en place par les profileurs, malgré l’aide de leurs ordinateurs quantiques. On ne parvient pas à découvrir sa philia. Et donc le moyen de préparer un appât qui saurait le piéger. Diana Blanco, le meilleur élément de cette troupe en activité, pensait décrocher, abandonner cette profession destructrice. Mais le Spectateur en décide autrement.
Dans ce roman tout est masques, faux-semblants, apparences. Le lecteur est pris en main par José Carlos Somoza, l’auteur du très dense La Caverne des idées, et du nom moins complexe (et terrifiant !) La Théorie des cordes. Un guide qui prend son temps. Somoza distille l’information avec parcimonie, et l’on ne comprend que peu à peu le monde dans lequel gravitent ses personnages, offrant progressivement les moyens d’appréhender cet univers dérangeant parce que si proche du nôtre. Il donne vie à des êtres sensibles, cohérents, qu’on s’attend à croiser au détour d’une rue. Et il nous conduit là où il le désire, nous trompe, use à son tour de ces masques que revêtent sans cesse les appâts aux pouvoirs tellement vastes, à la fragilité si intense. Il sait mener sa narration avec talent, variant les points de vue, ménageant des pauses… Et le lecteur de toujours tomber dans ses pièges, et de se surprendre à en réclamer d’autres…
Loin des polémiques sur l’identité réelle de William Shakespeare qui hantent le milieu littéraire, et, depuis peu, le monde du cinéma grâce au très pesant Anonymous de Roland Emmerich, José Carlos Somoza nous offre le roman érudit d’un amoureux du dramaturge élisabéthain et de son œuvre. Sa passion pour cet auteur est flagrante et contagieuse. Une fois L’Appât terminé vient une envie irrépressible de plonger dans Beaucoup de bruit pour rien ou le sanglant Titus Andronicus. De redécouvrir à notre tour un écrivain capable d’inspirer un roman aussi prenant, aussi remuant, aussi intense. A ne manquer sous aucun prétexte.