En une trentaine d’années, on a pu lire en français une douzaine de romans de James Morrow, tous de grande qualité. Notre auteur n’est donc guère prolifique, même si certains ouvrages, dont celui qui nous occupe ici, sont relativement copieux. James Morrow s’est imposé comme l’un des plus brillants représentants des littératures de l’Imaginaire – un authentique littérateur. Qui écrit bien mais pas vide. Il nourrit l’esprit de son lecteur sous prétexte de le divertir, et, inversement, lui procure du plaisir sans pour autant négliger de lui donner à réfléchir. Il entrelace à merveille style, narration et problématique. Et sa problématique favorite, qui court toute son œuvre tel un fil rouge, est la religion. Elle était là dès le début, dans les ramures de L’Arbre à rêves. On la retrouve en épine dorsale de la trilogie de « Jéhovah », qui avait largement de quoi irriter les yeux des lecteurs les plus pieux. Elle sous-tend, bien sûr, Le Dernier chasseur de sorcières ; quant à Notre mère qui êtes aux cieux, le titre se passe de tout commentaire.
Darwin… En voilà un qui a rudement esquinté la foi du croyant de base — déjà que le Dogme chrétien en avait pris plein les gencives avec l’astronomie ayant débouté la Terre du centre du monde… Or pourtant, en ce temps-là (milieu du xixe siècle), la biologie n’a pas encore fait sa révolution copernicienne et l’Église continue de battre en brèche tout ce champ du savoir. Un cercle de poètes sybarites, proches de feu Percy Bysshe Shelley, organise le Grand Concours de Dieu nanti d’un prix de dix mille livres à qui prouvera ou réfutera définitivement l’existence de Dieu. La presse, en la personne de Popplewell, jette autant que faire se peut le discrédit sur le concours dans une optique théiste, lui déniant un sérieux qui lui faisait peut-être effectivement défaut. Charles Darwin, lui, élabore sa théorie De l’origine des espèces. Et Chloé Bathurst, notre héroïne, actrice en rupture de planches, se cherche un autre emploi, le théâtre ne voulant plus d’elle. Elle aimerait aussi beaucoup trouver les deux mille livres qui lui permettraient de libérer son père emprisonné pour dettes. Instruite, elle n’est pas vraiment pauvre et appartient à une classe moyenne en voie d’apparition. Postulant à un emploi de gouvernante, bientôt engagée par Darwin pour s’occuper de divers animaux exotiques, elle découvre la théorie du naturaliste, a vent du fameux concours des bysshéens et associe deux et deux. Elle fait main basse sur la première mouture de la théorie de Darwin, qu’elle entend présenter au concours dont le grand homme ne veut pas entendre parler, comptant bien rafler le prix. Les organisateurs du Concours de Dieu ayant accepté de financer une expédition théiste partant à la recherche de l’Arche de Noé, Chloé obtient à son tour le financement d’une expédition aux Galápagos afin de se procurer, à l’appui de « sa » théorie, les spécimens que nul n’a voulu lui confier. C’est donc une véritable Arche de Darwin qui devrait s’en revenir des Galápagos, mais l’église anglicane n’a pas dit son dernier mot et les aventures seront légion…
On serait en plein roman historique et point dans l’Imaginaire ou si peu, nonobstant certains éléments savoureux faisant que bon sang ne saurait mentir dans cette fiction de science se parant de quelques atours merveilleux pour une allusion anachronique à Watson et Crick, ou à une Alliance qui se voudrait Arche. Si James Morrow ne recourt qu’à minima à la plasticité de l’histoire que lui offre sa licence poétique, il ne dédaigne pas jongler avec une réalité par trop prosaïque pour sa malicieuse tournure d’esprit…
Nous voici donc avec entre les mains un grand livre aux idées puissantes et néanmoins fort drôle et divertissant à l’occasion ; le meilleur qu’il m’ait été donné de lire cette année – ni plus, ni moins.