Tochi ONYEBUCHI, Gilles DUMAY
ALBIN MICHEL
192pp - 17,90 €
Critique parue en juillet 2022 dans Bifrost n° 107
Lauréat du World Fantasy Award et du New England Book Award for Fiction pour la présente novella, Tochi Onyebuchi fait une entrée brutale dans la collection le département dirigé par Gilles Dumay, qui revient pour l’occasion en préface sur sa résolution de ne publier que des romans. Or, comme il l’avoue dans l’avant-propos, difficile de résister à la force de L’Architecte de la vengeance, dont la prose, ici restituée par Anne-Sylvie Homassel sans en affaiblir l’énergie, confine à la puissance d’une grenade de désencerclement. D’où ladite novella chez AMI.
Le texte de l’auteur américain d’origine nigériane oscille entre le fantastique et la dystopie, nous immergeant au cœur de ce qu’on appellera poliment la question noire nord-américaine. Un sujet d’affrontement remontant au moins à la période de l’esclavagisme. De cette époque, les Afro-américains ne semblent pas vraiment sortis, même si l’élection de Barack Obama a entretenu un temps l’illusion d’une issue optimiste. Le racisme systémique de la société américaine, la méfiance latente des blancs à l’encontre de la population noire, le cercle vicieux de la criminalité entretenu par les gangs et les violences policières récurrentes ont eu beau jeu de les ramener à la réalité de leur condition. Un contexte propice à la désespérance et aux flambées de violence émaillant une histoire des États-Unis passablement chargée sur ce point. Kev, le Riot Baby donnant son titre à la novella outre-Atlantique, est ainsi né durant les émeutes ayant suivi l’acquittement des policiers lyncheurs de Rodney King. L’événement pousse d’ailleurs sa mère et sa sœur, Ella, à quitter Los Angeles vers des cieux supposés plus cléments. Pas vraiment le genre du quartier newyorkais de Harlem où elles échouent. En proie à la menace des gangs et aux contrôles intrusifs de la police, Ella ne tarde pas à déraper, contenant de plus en plus difficilement son don pour la prescience et une aptitude à la télékinésie la poussant à décapiter les rats en guise d’exutoire à sa rage incontrôlable. Tiraillée entre les visions funestes que lui procure son talent et les pulsions violentes qui menacent sa raison, elle peine à maintenir la bulle protégeant son frère de la cruauté du monde. Son départ entraîne naturellement sa chute. Kev se retrouve interné à la prison de Rikers, où il paie chèrement sa dette à la société pour un cambriolage raté.
L’Architecte de la violence ne partage pas le goût pour la parabole d’Octavia Butler. Il lorgne davantage du côté de Norman Spinrad, voire de N.K. Jemisin, nommément remerciée à la fin du texte. Le roman de Tochi Onyebuchi est animé par une colère sincère, cette colère généreuse défendue par George Orwell dans ses essais. Ce n’est certes pas l’espoir qui taraude l’auteur américain, ce sentiment inodore et incolore prôné par une foi sourde et muette face aux figures multiples de l’arbitraire, toutes réductibles aux États-Unis à la couleur de peau. De tout cela, L’Architecte de la vengeance témoigne et bien davantage encore, exprimant une rage sourde dont on ressent le paroxysme tellurique jusqu’au plus intime de ses certitudes. De quoi ressortir sérieusement secoué – ou énervé. De quoi s’interroger sur les motivations de Tochi Onyebuchi. Cela tombe bien, car la novella est accompagnée de deux articles passionnants de l’auteur, à lire en regard de son texte pour comprendre les tenants et aboutissants d’une colère dont le mouvement Black Lives Matter ne semble que la partie émergée.
Inutile de dire que voici une lecture recommandée.