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Les critiques de Bifrost

L'Art du vertige

Serge LEHMAN
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
256pp - 23,00 €

Critique parue en janvier 2024 dans Bifrost n° 113

Quand survient un livre aussi déconcertant que celui-ci, le critique n’a d’autre solution que de se tourner vers sa présentation afin de juger dans quelle mesure il atteint les objectifs annoncés.

Présenté comme une réponse à la question : « Qu’est-ce qui définit la science-fiction ? », L’Art du vertige est censé « condense(r) deux décennies de réflexions et d’analyses sur la culture SF », en même temps qu’il constitue une confession de l’auteur portant sur les troubles que lui ont valus lesdites réflexions et analyses.

Disons-le tout net, c’est raté. D’abord, parce que réflexions et analyses il n’y a point, rien que des opinions et, au mieux, des songeries, obérées par un manque de rigueur patent. L’auteur ignore systématiquement le principe du rasoir d’Occam et, chaque fois qu’il se trouve devant une impasse, sort de son chapeau un nouveau concept pour se tirer d’affaire, multipliant ainsi les hy­pothèses inutiles. Ensuite, parce qu’il semble souffrir d’un biais cognitif bien connu de ceux qui se perdent en recherches sur la toile : dès qu’il pense avoir trouvé ce qu’il voulait trouver, il ar­rête là ses recherches et conclut de façon partielle et partiale, sans rien démontrer de patent.

Telle est la première façon de voir ce livre. Mais il y en a une seconde, qui, quoique hautement improbable, n’en est pas moins fascinante. Lehman entame sa longue préface par une allusion à Alan Moore, présenté comme un magicien. Or, l’art du magicien consiste entre autres à dé­tourner l’attention du public pour mieux l’éblouir. En plaçant sa démarche sous le signe de trois œuvres disparates – L’Homme démoli d’Alfred Bester, Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, et « La Bibliothèque de Babel » de Borges –, Lehman donne l’im­pression de ne pas procéder autrement, et, cela posé, son récit hautement personnel évoque un chef-d’œuvre du fantastique (ou de la SF) réunissant en quelque sorte ces trois éléments et avec lequel il présente des paral­lèles troublants, à savoir « Dans l’abîme du temps » de H.P. Lovecraft. Tout se passe comme si, à l’instar du Pr Peaslee, Lehman avait été « démoli » par une plongée dans le passé, puis emporté dans une boucle temporelle qui lui aurait fait perdre la raison. Au cours de son périple, il se serait retrouvé dans une gigan­tesque bibliothèque, créée et maintenue par des extraterrestres, et située dans les profon­deurs de l’Antarctique, aux antipodes des cavernes verniennes, une bibliothèque où figuraient des ouvrages écrits de sa main. Il serait alors revenu de son voyage mental pour nous conter ce qu’il en avait assimilé, c’est-à-dire pas grand-chose, prouvant ainsi la sagesse dont faisait preuve Lovecraft dans l’incipit de « L’Appel de Cthulhu ».

C’est ainsi que je préfère voir cet objet littéraire non identifié : un gigantesque canular dont, peut-être, son auteur n’a pas conscience.

Jean-Daniel BRÈQUE

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