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Les critiques de Bifrost

L'Autre Côté

Léo HENRY
RIVAGES
128pp - 15,00 €

Critique parue en avril 2019 dans Bifrost n° 94

L’ancrage est dans un univers imaginaire, la Cité-État de Kok Tepa d’apparence médiévale, la ville où on mange ses morts, quelque part en Ouzbékistan, gouvernée par des Moines qui vivent à l’écart de la basse ville, une mosaïque de castes miséreuses. Mais il y a des drones, des motos taxis, des aérostats et des ascenseurs ; les moines sont préservés de la maladie qui rôde, douloureuse, mortelle, atroce, par des médicaments venus de l’autre bout du monde. Rostam, ami d’enfance de Timur à présent Moine promu à l’immortalité, est un passeur qui aide ceux qui choisissent l’exil, premier maillon d’une filière pour atteindre l’Outre-Mer. Quand sa fille est frappée par la maladie, ses relations ne lui permettent pas d’obtenir des médicaments et sa femme le convainc de la faire soigner à l’étranger… Le passeur devient un immigré et découvre l’envers du décor, ses contacts peu fiables qui achèvent de détrousser les victimes, les dures conditions d’un périple dans des 4×4 ou des bus brinquebalant, les séjours dans des lieux interlopes ou des lieux de rétention. Les lieux imaginaires, dont la toponymie est empruntée à l’Ouzbékistan, à l’Afghanistan, au Tadjikistan, sans renvoyer à un itinéraire précis, ne font que renforcer l’impression de vacuité, la dissolution du temps et de l’espace qui achève de dissiper le but dans la fragilité d’un rêve sans consistance.

Seuls quelques chapitres portent un titre, comme des fragments de mémoire d’une errance où rien de saillant n’émerge, hormis les trahisons, les coups bas, les dangers. Les phrases courtes, les descriptions minimalistes et mornes durant les longues attentes, hachées dans les moments d’action, achèvent de donner de la situation un sentiment de désolation où se désagrègent les personnalités. La scène de l’incendie dans le centre de rétention est exemplaire, faite d’images fugitives, vision fragmentée dont le sens échappe, un puzzle que l’urgence laisse épars. La description stroboscopique de l’immigration, la perte de repères, donne à vivre de l’intérieur l’éprouvant parcours de ceux qui cherchent un monde meilleur.

Un récit basé sur des faits réels, décrivant un itinéraire, des intervenants et des organismes renvoyant à l’actualité, n’aurait pas eu pareil impact.

En deux courts textes (l'autre étant Twin Peaks, 90210), Léo Henry réaffirme ce qu’en Bifrosty, on sait depuis un moment déjà : il est à ce jour l’un des plus passionnants auteurs d’Imaginaire qui soit.

Claude ECKEN

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