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Les critiques de Bifrost

L'Autre côté du rêve

L'Autre côté du rêve

Ursula K. LE GUIN
LIVRE DE POCHE
224pp - 7,90 €

Bifrost n° 78

Critique parue en avril 2015 dans Bifrost n° 78

Etrange roman que L’Autre côté du rêve, l’un des premiers grands succès d’Ursula K. Le Guin (1971). On y découvre en succession rapide une dizaine de réalités alternatives, différant parfois d’un simple détail (ou d’un détail pas si simple…) mais toutes situées autour de la ville de Portland, dans l’Oregon, et de l’un de ses habitants, George Orr, rigoureusement moyen en tout. Celui-ci n’a qu’une particularité : il se drogue pour ne pas rêver « effectivement », au risque de se réveiller dans la réalité qu’il a rêvée. Astreint à un suivi médical, il tombe sous la coupe de son psychiatre, le Dr Haber. Ce dernier se convainc de l’effectivité des rêves d’Orr et décide de les instrumentaliser au service de la création d’un monde meilleur, en suscitant par hypnose des rêves à la demande. Mais alors que le statut social de Haber s’améliore de rêve en rêve, le monde va, lui, de mal en pis : si elles répondent toujours, en un sens, aux prescriptions du psychiatre, les solutions imaginées par le rêveur sont souvent inattendues. Ainsi, la suppression de toute guerre entre humains n’est obtenue que par l’introduction d’un ennemi commun, donc d’une invasion extraterrestre. L’humour est celui du Asimov d’Un défilé de robots, où Powell et Donovan s’ingéniaient à déboguer les ambiguïtés de programmations insuffisamment réfléchies. George Orr rencontre également Heather Lelache, une inspectrice des affaires sociales « dure, brillante et venimeuse », dont il tombera amoureux dès qu’un rêve l’aura adoucie.

Roman complexe, aussi, qui suggère au moins trois niveaux de lecture, un pour chacun des personnages. Le plus ostensible est bien sûr celui de George Orr, dont la plupart des chapitres sont précédés d’une citation taoïste. Comme souvent, Le Guin illustre un questionnement typique d’une époque qui aimait à remettre en cause la quête du confort individuel, voire la notion même d’individu, et à se laisser fasciner par les philosophies orientales, directement ou via les Beatles (si, si ! — et à tout prendre, le mantra d’Orr, « with a little help from my friends », est bien plus sympathique que le « Helter Skelter » d’un Charles Manson en 1969).

Le Dr Haber apparaît comme un archétype de savant fou. Est-ce par incompétence que ses tentatives échouent les unes après les autres, ou parce que son arrogance de « scientifique » autoproclamé l’empêche de dépasser la mesquinerie de ses préjugés politico-moraux ? L’absurde sous-emploi de la puissance démiurgique dont Orr lui a donné la clef évoque celui du voyage dans le temps dans le Pern d’Anne McCaffrey (par exemple dans La Quête du dragon, en 1971 également). Mais là où une idéologie proprement anti-scientifique est à l’œuvre chez McCaffrey, Le Guin est au contraire une fine connaisseuse de la méthode scientifique, y compris là où sa mise en œuvre est la plus subtile et la plus délicate, au cœur des sciences humaines et sociales, comme en témoigne par exemple Les Dépossédés. Il n’est sans doute pas innocent que la principale originalité de son savant fou réside dans sa profession de psychiatre, plutôt que de spécialiste des sciences « dures » comme la plupart de ses confrères : Haber apparaît plutôt comme un anti-modèle de scientifique, de médiocre spécialiste de sciences « molles » aveuglé par le wishful thinking, l’erreur classique de prendre ses désirs pour des réalités, que réifie ici le pouvoir d’Orr.

Plus discret, enfin, le point de vue d’Heather Lelache n’est pas le moins intéressant. Femme et noire dans un monde d’hommes blancs, celle-ci revendique, au contraire d’Orr, une identité forte — tout sauf une surprise, tant les problématiques du genre et de la race sont aussi au cœur de l’œuvre de Le Guin, comme des luttes d’émancipation de l’époque. Irréductiblement définie par ces caractéristiques, Heather disparaît purement et simplement des réalités dans lesquelles George a résolu la question raciale en rendant les humains uniformément gris.

Pouvant se lire aussi pour le pur plaisir dickien du vertige métaphysique, L’autre côté du rêve apparaît comme un contre-point utile au cycle de « l’Ekumen », tout à la gloire de l’anthropologie, et témoigne de la subtilité du rapport d’Ursula K. Le Guin à la science, donc à la science-fiction. A recommander sans réserve au lecteur averti.

Éric PICHOLLE

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