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Les critiques de Bifrost

L'Échelle de Darwin

L'Échelle de Darwin

Greg BEAR
LIVRE DE POCHE
798pp - 8,60 €

Bifrost n° 24

Critique parue en octobre 2001 dans Bifrost n° 24

On ne présente plus Greg Bear. L'un des auteurs poids lourds de ces quinze dernières années. Éon et Éternité, La Reine des anges, L'Envol de Mars (déjà Nebula en 95), Oblique… autant d'ouvrages à avoir fait date. Cependant, L'Échelle de Darwin n'appartient pas à cette veine mid-time future qu'il affectionne tant. On y retrouve plutôt l'esprit de La Musique du sang (La Découverte, puis J'ai Lu), qui l'avait révélé en France en même temps que William Gibson.
Le Dr. Kaye Lang, héroïne de ce livre, ne croit plus que les gènes non-codants contenus en quantité dans le génome ne soient que des HERV (des rétrovirus endogènes humains), de l'ADN viral vestigial se transmettant avec le patrimoine génétique. Elle en vient à penser que ces gènes répartis sur plusieurs chromosomes peuvent se recombiner pour redevenir actifs, susceptibles de transmission latérale, bref, en langage profane, contagieux. Lang est saltationniste, c'est à dire qu'en tant que biologiste, elle pense que l'évolution se fait par bonds quand les conditions sont propices — ou plutôt rendent le bond nécessaire —, par opposition aux gradualistes, tenant d'une évolution procédant par mutations aléatoires, en général néfastes, mais parfois pas, ces dernières s'imposant à la longue et permettant un ajustement permanent de l'espèce. On notera en passant que Bear, revenant à des idées déjà exposées dans Héritage (roman tout juste réédité au Livre de Poche), redonne un certain lustre à Lamarck en transcendant sa théorie — il n'est nullement question de transmission des caractères acquis mais d'une adaptation circonstancielle du génotype — soit une mutation globale et ciblée en fonction d'un potentiel existant.
Ainsi apparaît donc SHEVA, vecteur de la grippe d'Hérode : une maladie qui provoque des fausses couches suivies d'une seconde grossesse spontanée chez les femmes contaminées. Mais les bébés SHEVA meurent à la naissance…
Greg Bear met en scène, avec un brio certain, les conséquences d'une telle crise dans un contexte où les rapports entre les sexes sont ce qu'ils sont en Occident. Ajouter une pincée d'obscurantisme, une bonne grosse louche d'arrivisme politique bien démago, et on obtient un « printemps de SHEVA » (titre de la seconde partie) qui n'est pas sans rappeler celui de Prague. D'autant qu'il y a tout lieu de craindre la réémergence de maladies fossiles enfouies dans notre génome depuis des millions d'années, avant l'apparition de l'homme lui-même… La politique connaît sa traditionnelle dérive totalitaire en temps de crise.
Et comme de juste, on n'écoutera pas Kaye Lang… La voilà donc exclue des recherches et les « méchants » décident que SHEVA est une abominable maladie qu'il faut traiter et éradiquer, au moins par l'avortement… Narrativement, à partir du moment où Lang est exclue et où on passe donc sur un plan plus personnel, l'intérêt marque un certain fléchissement. Mais on en va pas moins au bout d'une traite.
Greg Bear y va aussi de quelques clins d'œil, du film Alerte ! (avec Dustin Hoffman, sur une épidémie d'ébola mutant) en passant par Robin Cook (celui des thrillers médicaux) et Michael Crichton. Après nous avoir promenés d'un gisement alpin de momies néanderthaliennes à un charnier géorgien de femmes enceintes, ça se poursuit du CDC (Center for Disease Control) à Atlanta au NIH (National Institute of Health) de Bethesda. Ce qui nous permet d'appréhender combien la S-F est plus progressiste et supérieure au thriller en matière spéculative mais aussi de mesurer tout ce qu'elle lui rend en termes d'émotion.
Au final, L'Échelle de Darwin fait preuve d'un magnifique optimisme, où notre architecture génétique transcende la chute de Babel, générant une empathie inédite allant au-delà du mensonge, de l'inconscient et de ses névroses, résolvant les tensions proxémiques interculturelles qui s'accroissent en fonction des contacts et sont les causes profondes des racismes. On se prend à regretter que ce ne soit là que spéculations romanesques…
Et Greg Bear de donner ici peut-être son meilleur livre, une Échelle de Darwin qui n'a pas volé son Nebula 2000…

Jean-Pierre LION

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